19
Un matin, une douleur aiguë me prit subitement sur le côté droit au niveau de l’aine. Je ne pouvais presque plus marcher. Mutien qui relativisait mon mal au début tut gagné par l’inquiétude quand il vit à quel point j’étais pâle. D’abord, il m’a hissé sur le porte-bagages mais la douleur était si forte que je me suis laissé tomber par terre pour me coucher en bord de route et pleurer à coeur fendre. Pris de panique, Mutien a posé le vélo et s’est mis à courir jusqu’au plateau tiré par Gaillard.
En un rien de temps, j’avais autour de moi une demi-douzaine d’Allemands parmi lesquels je reconnus Gunther. Penché sur moi avec un de ses congénères, il m’a demandé où j’avais mal. Je lui ai montré et il a compris. Un mot à Walter et je fus arraché au sol et emporté dans les bras faméliques de cet homme aux allures d’épouvantail. J’aurais été cueilli par la mort que je ne faisais pas la différence.
— Crise d’appendicite ! Ton petit frère doit être opéré d’urgence ! expliqua Gunther à Mutien.
Et Mutien de me suivre en murmurant d’une voix éraillée d’angoisse :
— Tiens bon, Belo. Tiens bon !
Des mains m’étendirent précautionneusement sur une litière de fortune aménagée sur le chariot. Autour : de moi, chacun y allait de son sentiment. Le commandant Flügel était parti le matin même reconduire un de ses soldats chez lui et il était impérieux d’agir sans attendre ses ordres. Un hongre qui tirait une charrette légère fut dételé et un prénommé Gert l’enfourcha sitôt sellé pour partir en quête d’un médecin. Sur ma couche de fortune, je dégoulinais de sueur tandis que Mutien marchait à côté de moi en me serrant le bras.
— Tu dois tenir, Belo. S’il te plaît, tiens bon !
Ce n’est qu’en fin de journée que Gert réapparut. Un médecin allait arriver d’une minute à l’autre.
L’attente reprit jusqu’à ce qu’une limousine klaxonne, qu’on lui cède le passage. En sortit un personnage, hirsute et ravagé portant une sacoche pelée dont le fermoir était hors d’usage. Lunettes cerclées d’or en retrait sur un nez boursouflé, le docteur, à son aspect, soignait davantage sa cave que ses patients. Après auscultation et injection d’un calmant, l’homme de l’art rendit un diagnostic sans surprise puis ajouta désolé :
— Je ne puis rien faire. Ce cas relève de la chirurgie. Il faut conduire cet enfant d’urgence dans un hôpital.
Prêt à se retirer, il fut intercepté par Gunther. Je ne compris pas les propos qu’ils échangèrent mais je perçus de la détermination dans la voix du vieil officier et une forme d’abattement protestataire dans le chef de son interlocuteur. À l’issue de cette discussion, il fut décidé de m’embarquer sur la banquette arrière de l’auto. Je réclamai Mutien qui fut invité à s’installer près de moi. Gert prit d’autorité les commandes de la voiture. À côté du chauffeur, le médecin puis Gunther. Mon frère voulut savoir où l’on nous conduisait.
— À une soixantaine de kilomètres d’ici, dans la banlieue de Mainz.
Outre les aspérités de la route, j’eus droit durant tout le voyage aux doléances du docteur. Ce dernier participait de mauvaise grâce à cette équipée qui lui volait son temps, gaspillait sa réserve de combustible, et le privait, par surcroît, d’une soirée de dégustation oenologique.
Par honnêteté, je me dois de spécifier ici que mon récit s’est enrichi de la version des faits que Mutien me fit par la suite. Je souffrais tellement qu’en dehors du capitonnage noir en cuir lustré de la banquette et des secousses provoquées par chaque nid-de-poule, je n’ai rien enregistré de ce qui se passait autour de moi.
Je sais par mon frère que j’ai été débarqué en catastrophe vers huit heures du soir dans un internat pour jeunes filles converti pour les besoins de la guerre en hôpital de campagne. Il me raconta les péripéties nocturnes qui furent nécessaires pour rappeler à ses bistouris un chirurgien au comble de la fatigue. Il prétendit, mais dois-je le croire, que l’opération se déroula au plus fort d’une savonnée générale et qu’il vit passer deux soeurs emportant à pleines poubelles des membres coupés. Il me parla de l’arrivage de nouveaux blessés et d’un patient qui récriminait auprès de Gunther parce que je lui avais soufflé son tour. Voilà, de source fraternelle, le contexte où je fus opéré.
À mon réveil, la première personne aperçue fut le vieux médecin. En grande conversation avec mon voisin de lit, dessoûlé, il avait repris apparence civile. Il était même de bonne humeur. Bon samaritain, il s’inquiéta de mon état et me posa des questions auxquelles je fus bien incapable de répondre. J’avais très soif et je lui ai demandé à boire mais il m’a fait comprendre qu’il était préférable pour mon rétablissement de rester à jeun. J’avais la bouche sèche et je me suis mis à pleurnicher. Nous transigeâmes pour un peu d’eau sucrée imbibée dans un morceau d’étoffe. À mes risques et périls ! Gunther et Gert ne tardèrent pas à se montrer mais je cherchais Mutien. Je leur aurais bien demandé où il était mais je craignais de passer pour un froussard. Après le départ de mes visiteurs, mon imagination se mit à battre la campagne. Je pensai évidemment au pire : l’arrestation, la torture, le poteau d’exécution. Dans cet environnement, j’avais de bonnes raisons d’être angoissé. Tous ces hommes autour de moi n’étaient-ils pas victimes des forces alliées ?
Surgissant derrière une nonne à cornette, Mutien refit son apparition en début d’après-midi. Il avait passé la nuit sur la banquette arrière de la limousine et venait de se réveiller.
— Tu m’as fichu une de ces pétoches, me dit-il d’entrée de jeu.
— J’ai pas fait exprès.
— C’aurait été un comble !
Et de sortir de derrière son dos une barre de chocolat pour honorer comme il se devait mon retour à la vie.
Nous parlâmes à voix feutrée. Je remis sur le tapis la rentrée des classes que j’avais manquée et maman qui me faisait défaut. J’avais besoin de pleurer un peu. Redoutant que je ne revienne avec la messe du dimanche et les péchés mortels, mon frère chercha une diversion :
— T’imagines une bombe au milieu de tous ces frisés ?
Ne trouvant pas l’idée bonne, je pleurai de plus belle. J’avais même envie de vomir, sans doute à cause de l’opération ou de l’eau que j’avais bue. Mutien m’annonça que de son côté il était content de ne pas être retourné en pension.
— Ce n’est pas sur les bancs d’école que tu apprends la vie, déclara-t-il.
La vie, il en savait un sacré bout, ce diable de Mutien.
Et moi de sangloter sur mon sort à l’idée que j’avais failli la perdre.
20
Je me réveillai sur des cris, des bruits de bottes, un charivari sans nom à trois lits du mien. Je vis des soldats de la Waffen SS qui emportaient sans ménagement une effrayante plaie vivante, débraillée de bandages. Je plongeai sous mes draps et me bouchai les oreilles pour ne pas entendre les supplications de l’homme qui venait de se faire arrêter. Le temps que le calme se rétablisse, j’appelai Mutien par l’intermédiaire de la Sainte Vierge, qu’il m’aidât à rassembler mes affaires et à quitter l’hôpital. J’étais persuadé que les nazis allaient s’en prendre à moi. Une nonne qui passait devant ma couche les bras chargés d’un tissu ensanglanté me jeta un regard apitoyé. Cela ne m’a pas rassuré sur mon sort. Plus tard, elle revint avec une de ses consoeurs pour laver à grandes eaux le sol rougi. Deux policiers allemands faisaient les cent pas entre les deux allées de lits. Je redoutais qu’ils ne remontent jusqu’à moi. Tout à coup, des hommes de la Gestapo firent irruption dans le dortoir et l’un d’entre eux s’adressa à nous tous. Il ne parlait pas, il aboyait.
Après cette harangue, je fus soulagé de voir arriver Gunther. J’ai réclamé Mutien. J’avais besoin d’être rassuré. J’ai fait promettre qu’il ne lui était rien arrivé.
— Nous partons demain. Est-ce envisageable pour toi ? finit-il par me demander.
J’ai opiné de la tête frénétiquement. Je me serai esquivé sur-le-champ s’il me l’avait proposé.
Mon frère passa me voir en soirée. Il était enjoué Une manière d’éluder mes questions et mes peurs. Il me raconta qu’il avait vu Gottfried, l’homme à la camisole.
— Attaché comme il est, il ne risque pas de s’échapper, précisa-t-il pour apaiser mes craintes.
Cette seconde nuit passée dans ce sinistre dortoir alignant mutilés et corps brisés fut un cauchemar. Pas moyen de fermer l’oeil plus de cinq minutes à cause des allées et venues permanentes et des blessés qui gémissaient, appelaient à l’aide.
J’étais dans le brouillard quand on m’enleva le lendemain à cette cour des miracles empuantie mais les irrégularités de la route eurent vite fait de me réveiller. Soulagé d’être quitte de l’hôpital, je me gardai bien de mentionner les tiraillements dans la zone où j’avais été opéré. Une demi-heure de soubresauts et je passai de la voiture du docteur au plateau tiré par Gaillard. Mon frère récupéra la cage à pigeons et sa bicyclette allégée du fruit de ses rapines et la cage à pigeons. Il s’était défait en catastrophe de son paquet compromettant alors que se décidait mon transfert à l’hôpital.
J’espérais que Mutien aurait fait une croix sur son trésor de guerre. C’était mal le connaître. Il s’éclipsa la nuit suivante pour rapatrier tout ou partie de son butin. D’après moi, il n’a pas encouru le risque de garder certains objets volumineux ou encore cette grenade qu’il avait dérobée je ne sais où et dont nos amis allemands n’auraient pas apprécié la présence dans nos bagages.
Dès que je me retrouvai seul avec lui, je l’interrogeai sur l’incursion des soldats quand j’étais à l’hôpital. Il m’inventa une histoire d’espion anglais qui s’était glissé parmi les blessés pour obtenir des renseignements. Il me raconta dans la foulée le tour de passe-passe par lequel le simulateur avait faussé compagnie aux Allemands venus l’arrêter. Arsène Lupin n’aurait pas fait mieux !
Sur la base de la correspondance de Gunther, je lui sais gré aujourd’hui de m’avoir caché une vérité infiniment plus sombre.
L’homme qui se trouvait à quelques lits du mien était officier de la Wehrmacht. Son crime fut de déblatérer contre le Reich et son Führer. Il fut pendu haut et court avec deux autres soldats dans l’enceinte même de l’hôpital avec un panneau sur le ventre où il était inscrit : « Ich bin ein Feigling ! » « Je suis un lâche ! »
Pour faire un sort à un autre mystère, j’ai trouvé des éclaircissements sur Gottfried dans un courrier de Gunther :
… Je ne te dis pas mon état de frayeur quand Andréas m’a réveillé en pleine nuit pour m’informer de la fugue de Gottfried Heinzinger. Cet ancien officier SS à qui je servis d’interprète d’avril 1942 à octobre 1943 a basculé dans une forme de démence meurtrière qui nous obligea à le faire interner. Gottried n’était pas un enfant de choeur mais, contrairement à bien d’autres, il demeurait toujours ouvert à la discussion et pouvait entendre un avis qui n’était pas le sien.
J’étais présent quand la première crise s’est déclarée et c’est à la providence que je dois d’avoir eu la vie sauve. J’ignore ce qui a pu déclencher cet élan sanguinaire. Ce dont je peux témoigner c’est qu’il n’était plus lui-même et que le cuisinier à qui il s’en est pris ne canalisait pas d’agressivité, au contraire. Ce bon Thilo était la douceur de vivre par excellence. Quant à Walter à qui il s’est attaqué ensuite, tu le connais assez pour savoir à quel point il est inoffensif.
Moi, si préoccupé par la question du Mal, je l’ai vu cette fois-là, en face de moi, incarné en la personne de Gottfried. Ma première réaction fut de parler à mes pairs de cet acte démoniaque comme d’un cas de possession. Aujourd’hui, je vois les choses différemment. Le Mal a ses racines en chacun d’entre nous. Avec cette guerre, il s’est propagé dans des proportions qui me laissent sans voix. Comment a-t on pu en arriver là ? Je lis, j’entends, je découvre des images qui me tétanisent d’horreur. Lorsque nous nous sommes rencontrés, il y a neuf ans, je subodorais des dérives mais jamais je n’aurais pu envisager quelque chose de semblable. Guérirons-nous un jour de ce cancer de l’âme dont on ne finit pas de découvrir les métastases ? C’est ma grande question. J’ai mal pour mon pays et honte pour les grands esprits, les compositeurs, les poètes qui ont fait sa grandeur. Que leur avons-nous fait ?
Mais revenons-en à cet officier SS. Nous l’avons fait interner mais il a profité de chaque occasion pour s’enfuir et égorger humains et animaux qu’il croisait sur son passage. Tu comprends maintenant l’angoisse qui m’a pris quand il nous a faussé compagnie. Il serait tombé sur vous qu’il ne faisait pas de quartier. Au village, cette même nuit, il a tranché la gorge d’une dizaine de moutons…
…J’ai mémoire de sa mère qui était venue le visiter une semaine avant qu’il ne sombre dans la démence. Comme il était affairé ! Un vrai petit garçon ! Pauvre Gottfried !
21
— Tu m’as encore laissé tout seul cette nuit ? demandai-je à Mutien.
Difficile pour lui de nier, il était griffé de partout.
Ce souvenir remonte à ma convalescence car nous dormions sous le chariot-plateau que tirait Gaillard. Mon frère m’envoya paître. Il était d’une humeur infâme et je préférai ne plus lui poser de questions. Au bout d’un moment, n’y tenant plus, je me rapprochai de lui pour lui glisser à l’oreille :
— On fait équipe, hein ?
Il me prit la main et je sentis qu’il avait un poids sur le coeur. Quelqu’un ricana dans notre dos et je reconnus Ralf, le jeune loup au sourire trouble. Mutien ne se retourna pas mais il marmonna entre ses dents :
— Je le déteste !
Moi aussi, je n’aimais pas trop Ralf. Il faisait toujours le malin avec ses armes pour me faire peur. En plus, il ne se passait pas un jour où il ne cherchait querelle à l’un ou l’autre soldat du convoi. À mon niveau d’enfant de huit ans, cette inimitié entre mon frère et ce matamore allemand m’affectait peu alors que la culpabilité d’avoir manqué deux fois de suite la messe du dimanche me rongeait le coeur. Pour être recevable au paradis, il me fallait à tout prix confesser les deux péchés mortels qui noircissaient ma conscience. Je voulus faire part à Mutien de mes états d’âme mais le jour était mal choisi et il me hurla une nouvelle fois dessus. Je regagnais le plateau en sanglotant quand Gunther s’approcha pour me demander ce qui me chagrinait. Comme je lui racontais pour les messes, il me certifia qu’une opération chirurgicale dispensait de l’office, ce qui réduisait à un mes péchés mortels. Il tenta bien de me persuader qu’une attaque aérienne était un cas de force majeure mais, dans le doute, je lui demandai quand même de me trouver un confesseur en spécifiant qu’il devait comprendre le français faute de quoi l’absolution ne serait pas prise en compte par la bureaucratie céleste. Je n’ai pas été rabroué, preuve que ma cause était juste.
— Dès que tu seras rétabli, je m’occupe de ton problème, me promit-il.
Il me laissa ensuite pour aborder un groupe de femmes hagardes qui cherchaient dans le convoi qui un mari, qui un fiancé, qui un frère.
Il y a ceux qui sont rentrés, il y a ceux qu’on a attendus en vain, il y a ceux qui ont repris place chez eux mais qui n’étaient plus chez eux, qui n’étaient même plus présents à eux-mêmes. Il y a tous ces dédoublés de la vie qui, le jour, sont exemplaires et qui, la nuit, exhument des cachettes les photographies empreintes de leur bestialité comme de vieux séducteurs ressortent dés tiroirs les portraits écornés de conquêtes bafouées. Il y a enfin ceux qui ont mis fin à leur cauchemar en se donnant la mort, fêtais soldat allemand pendant la grande guerre et ma défaite fut une défaite de soldat. Au yeux du Monde et de l’Histoire, la seconde guerre a fait de nous tous des bourreaux…
Combien de générations faudra-t-il pour qu’on enlève à l’Allemand cette cagoule ? Je préfère ne pas y penser.
Gaillard s’est mis à faucher vers la droite et Mutien s’empressa avec Walter auprès du colosse pour voir de quoi il retournait. Avec son couteau, il a délogé un gravillon qui s’était coincé entre le fer et un endroit sensible du sabot. Cet incident nous a tous échaudés. Il nous rappela que, si notre brabançon avait une résistance hors du commun, il n’en restait pas moins vulnérable. Tous les chevaux du convoi n’avaient-ils pas été échangés dans des fermes contre des bêtes fraîches ? Gaillard était le seul à ne pas avoir été remplacé au grand dam d’éleveurs qui auraient bien donné leur meilleur étalon pour le garder. Gunther s’est toujours employé à tuer dans l’oeuf les mouvements de convoitise. Il le faisait avec humour en disant : « Pas celui-là, il est le seul à connaître le chemin. » Il dut tenir tête à Flügel qui prônait la permutation. Soucieux d’honorer sa promesse, il fit toutes les démarches nécessaires pour que Gaillard lui soit attribué en propre, un privilège qui n’excluait pas le risque de se retrouver un matin avec un cheval qui faiblit, qui peine à tracter sa charge et dont on doit se séparer.
Il en va des chevaux extraordinaires comme des hommes extraordinaires, écrira-t-il à Mutien, on n’admet leur fragilité qu’à l’instant où ils se brisent.
22
Après mon retour de l’hôpital, Ralf tournait tellement autour de nous que c’en était pesant. Toujours à ricaner, il s’amusait à m’effrayer. Animé d’un malin plaisir à passer pour détestable, il s’ingéniait à indisposer les gens ou à les faire sortir de leurs gonds. Ses quolibets blessaient au point de dégénérer parfois en bagarres. Un jour, un des jumeaux en vint même aux mains avec lui. Kurt était bien moins robuste que son adversaire. Gunther dut prendre sa défense et immobilisa Ralf. Mon frère qui avait pris en grippe ce jeune coq depuis la mort de Mazette jubilait. Je suis sûr qu’il n’était pas le seul.
Maintenant, les hommes du convoi avaient beau éviter l’énergumène, ils n’en traitaient pas moins leurs petites affaires avec lui. Ralf était la bonne adresse quand on avait besoin de tabac ou d’alcool. À maints égards, c’était un magicien en matière d’approvisionnement et de marché noir. Flügel malgré son côté rigoriste fermait les yeux sur les agissements de cette graine de brigand. Gunther, en revanche, se tenait sur ses gardes.
Mutien avait toujours évité de trop approcher Ralf, jusqu’au jour où ce fut son tour d’être importuné par ce dernier.
Je me remettais de mon opération et j’étais descendu du chariot pour faire quelques pas au côté de mon frère quand Ralf arriva sur nous. Il s’esquiva en danseuse au dernier moment et glissa à l’oreille de Mutien :
— C’est très mal de voler les Allemands ! Mon sang se glaça et je bégayai :
— Faut que tu rendes tout ce que tu as pris. S’il te plaît !
N’obtenant aucune réponse, j’implorai une nouvelle fois mon frère :
— S’il te plaît ! J’ai trop peur.
À mon grand étonnement, Mutien ne se démonta pas. Il me rappela que c’était la guerre et qu’il était de son devoir de patriote de mener la vie dure à nos ennemis. Il déclara qu’il savait que Ralf avait éventé ses escapades nocturnes parce qu’il en faisait tout autant et que, s’il y avait quelqu’un qui volait les Allemands, c’était bien lui. Face à de tels arguments, je n’eus d’autre choix que de me ranger à sa philosophie et d’autre secours que de prier pour que la situation ne se dégradât pas. Je m’exécutai sans délai.
Le lendemain, Mutien découvrit ses collets visités. Il était furieux.
— Tôt ou tard, il va me le payer ! lança-t-il. J’avais beau partager son indignation, je le suppliai de rester tranquille.
J’ignore ce que Mutien avait imaginé pour se venger de Ralf mais ce que je ne suis pas près d’oublier c’est l’état dans lequel je retrouvai mon frère le matin du jour suivant. Il était assis les jambes repliées sous lui et se tenait prostré dans le froid, le regard arrêté sur le lointain. Ses cheveux étaient ébouriffés, terreux. Son manteau était déchiré, souillé de boue lui aussi. Je l’ai appelé mais comme il ne me répondait pas, j’ai pris la couverture et l’ai posée sur ses épaules. Sur son visage maculé, des traces de larmes séchées. Je l’interrogeai mais ne pus rien savoir de ce qui s’était passé. Je l’entourai alors de mes bras et, bouleversé par son silence, je me suis mis à pleurer.
Nous sommes restés deux jours à Frankfurt. C’est là qu’habitaient les jumeaux. Je n’ai rien trouvé sur eux dans les lettres de Gunther si ce n’est un endroit où il fait mention de ce « duo inséparable d’imprimeurs ». Ils étaient donc imprimeurs et non soldats. Kurt a toujours été gentil avec moi. C’est lui qui veillait à ce que l’on ait de quoi se ravitailler. Il fut mon voisin de chariot pour une semaine. Rudolf, son frère, gardait ses distances – comment pouvait-il en être autrement avec cette reconstitution de chair qu’était son visage. J’ai souvent pensé à cet homme et plus particulièrement au jour où il brisa avec son front un miroir qui lui avait fait injure. J’espère qu’un chirurgien habile lui aura rendu une physionomie acceptable. Je revois tous ces gens et je regrette une nouvelle fois de n’être jamais parti à leur rencontre. Sans doute certains d’entre eux sont-ils encore en vie à l’heure où j’écris. Au fond de moi, j’aimerais bien qu’un Rudolf me rassure sur ce qu’a été son existence. Je souhaiterais tant l’entendre rire alors que saute sur ses genoux un enfant réjoui.
Quand nous sommes arrivés à Frankfurt, je n’ai pas attendu l’autorisation de Flugel pour me rendre dans cette ville où mon fils Dieter vivait avant guerre avec sa femme et mes deux petites-filles, Greta et Lieselotte.
Dévastée par les bombardements dont les derniers en date remontaient à la semaine précédente, Frankfurt était un amas de ruines au milieu desquelles j’eus toutes les peines à situer la Thudichumstrasse où mes, enfants habitaient. Plus un mur vaillant dans cette, rue, plus le moindre repère quant à l’emplacement de l’immeuble qu’ils occupaient. Seules indications, des fragments de portes sortant des gravats comme pierres tombales et sur lesquels une craie blanche avait écrit des noms et des adresses transitoires. Avec la pluie des derniers jours, la plupart des messages étaient devenus illisibles et je n’ai trouvé aucune inscription émanant de ma belle-fille. Le coeur noué, j’ai passé des heures à interroger des hommes et des femmes qui remuaient les restes de leur maison dans l’espoir d’en sortir l’un ou l’autre objet auquel ils étaient attachés. Chacun était à son malheur et les réponses que j’obtins étaient davantage des appels à l’aide que de l’assistance à mon endroit. Mon enquête se révéla plus fructueuse auprès des autorités de la ville qui, sans me rassurer totalement, m’informèrent qu’aucune personne répondant au nom de Sütterlin n’avait été identifiée parmi les victimes. J’avais besoin de savoir et j’ai mis tout en oeuvre pour joindre les Moosmüller qui étaient nos voisins à Heidelberg. J’aurais pu tout aussi bien tenter de joindre ma femme mais je redoutais, je l’avoue, une mauvaise nouvelle du côté de mes fils. Je fus soulagé d’apprendre que ma belle-fille et ses enfants étaient chez moi, saines et sauves. J’ai demandé à Hartmut Moosmüller de n’informer personne de mon retour imminent.
« Je reviens de si loin ! » lui ai-je dit.
23
Gunther tint parole. Il me conduisit dans une église catholique et je pus enfin me confesser auprès d’un prêtre qui parlait trois mots de français. Je m’accusai par la même occasion de mes péchés antipatriotiques en particulier d’avoir mangé du pain et du pâté ennemis. J’eus pour pénitence trois Ave Maria et trois Pater Noster. Pour plus de sécurité, j’en récitai douze de chaque. Malgré cela, je restai encore avec le petit doute que le Bon Dieu ne prît pas en compte une confession reçue par un Allemand.
La bénédiction d’en haut, c’est comme une couverture, chacun la tire de son côté.
Alors que nous nous pressions pour rejoindre le convoi, nous croisâmes une importante colonne de travailleurs encadrée par des soldats en armes. Les prisonniers marchaient par quatre d’un pas harassé. Effrayé par les chiens, je me serrai contre la jambe de Gunther qui posa sa main sur mon épaule. Nous fîmes l’objet d’un contrôle draconien qu’il subit de mauvaise grâce.
Une fois hors de danger, je pus poser mes questions et raconter que Gustave qui était embauché à la ferme avait lui aussi été envoyé en Allemagne pour le travail forcé et qu’il était déjà vieux et que maman s’inquiétait pour lui et qu’il était peut-être malade parce que je ne l’avais pas vu…
Quand nous retrouvâmes les autres, ma main était blottie dans la sienne.
À Darmstadt, Mutien sortit sa carte. Pour lui quatre jours nous séparaient du moment où Gaillard nous serait rendu. Par la même occasion, il me montra les tours et les détours qu’avait faits le convoi : montée jusqu’à Koblenz, descente jusque Kaiserslautern, remontée jusque Mayence, redescendre jusque Heidelberg. Ce doit être cela que l’on appelle le parcours du combattant. Il m’indiqua le chemin qu’il comptait prendre pour le retour :
— Six jours et on est sorti de ce sale pays.
— Et pour rentrer à la maison ?
— Tu ajoutes une semaine ! Pour le 10 octobre au plus tard on est à la ferme !
J’eus l’idée d’informer maman de notre retour en libérant Nestor. Mutien s’occupa de la capsule et du texte avec la date. C’est moi qui lâchai mon pigeon. Une fois notre émissaire hors de vue, une bouffée de cafard m’envahit.
— Je voudrais qu’on soit rentré maintenant, ai-je dit en reniflant.
Nous avons repris nos conversations habituelles mais, de ses déboires avec Ralf, Mutien a toujours évité de parler gardant pour tabou ce qui lui était arrivé. Ce que je ne me suis pas expliqué, en revanche, c’est le rapprochement presque immédiat qui s’est opéré entre eux après les événements de cette fameuse nuit. D’accord, ils s’adonnaient aux mêmes occupations nocturnes mais Ralf était un vrai truand alors que Mutien se dédouanait auprès des Allemands des dommages subis. Je ne compris plus rien lorsque mon frère, à peine remis de ses émotions, se mit à traficoter avec lui. C’est ainsi que je le surpris alors qu’il lui refilait par fardes entières des cigarettes allemandes et même de l’eau-de-vie que le malandrin engouffra dans une profonde besace de toile qu’il portait en bandoulière. Connivence ou ruse de guerre, j’étais incapable de me prononcer.
Si j’interroge l’enfant que j’étais, Ralf m’attirait autant qu’il m’effrayait. Une fois gommés les côtés diaboliques du personnage, c’était un être séduisant qui suscitait d’emblée la sympathie. Ainsi, lorsqu’il n’était pas empreint de cynisme, son sourire était haut en couleur. Même chose pour son regard qui fascinait au premier abord. À se demander ce qui avait métamorphosé cet Adonis en caricature de surhomme des champs de bataille. La mythologie SS n’était certainement pas étrangère à sa transformation. Le fait de se déplacer avec un véritable arsenal, de mouliner ses revolvers, de lancer le couteau ou de faire tournoyer des handgranate entrait dans cette mystification.
Je parle de sa manie des armes sciemment car elle fut responsable d’un accident auquel on pouvait s’attendre. Il eut lieu la matinée du 24, alors que nous nous apprêtions à quitter Erbach où nous avions passé la nuit dans une école. La quinzaine d’hommes que comptait encore le convoi étaient affairés à l’attelage des chevaux quand une explosion soudaine se fit entendre du côté des toilettes. Pensant aussitôt à une attaque, les Allemands se mirent à couvert. Au bout d’un moment, Flügel sortit du renfoncement où il s’était replié et traversa la cour avec quelques audacieux. La déflagration restant sans écho, il fut rejoint par les autres. Mû par une force irrésistible, je me laissai prendre par le mouvement. J’ai vu le tableau une fraction de seconde avant que Mutien qui se tenait derrière moi ne me collât ses mains sur les yeux.
— Tourne-toi, Belo, c’est pas beau à voir ! me lança-t-il avec autorité.
Que ne m’avait-il aveuglé plus tôt ! Cette vision sanguinolente du corps éviscéré de Ralf a longtemps hanté mes nuits.
Avait-il dégoupillé malencontreusement une de ses grenades ou s’était-il donné la mort à la perspective de ce qui l’attendait chez lui à Karlsruhe ? On n’en saura jamais rien. L’éclairage qu’en donne Gunther dans une de ses lettres me fait pencher pour la seconde hypothèse.
Ralf s’est rendu responsable d’actes de grand banditisme alors qu’il était en poste à Marseille. Avec quelques comparses, il a mis à sac une banque et attaqué à la mitrailleuse lourde et au mortier un fourgon blindé qui transportait des valeurs. Le bilan fut sévère sur le plan humain. Six morts et une dizaine de blessés. Je tiens ces informations de Jörg Anton Flügel à qui incombait la délicate mission d’informer en douce la Kommandantur de Karlsruhe du retour au bercail du fameux Ralf. Il m’a confié avoir été soulagé, passe-moi l’expression, de la bonne issue des événements. Ce sentiment était partagé par tous.
24
Samedi 23 septembre 1944
Ma chère Agnès,
Tu n’ignores pas que l’espérance est pour moi la reine des vertus théologales. Après s’être fait attendre, elle s’est posée sur le toit de notre ferme ce matin même sous la forme d’un oiseau.
Rameau vert dans le bec de la colombe, elle m’a donné par la voie du ciel des nouvelles de mes chers petits. Au bout de trois semaines et trois jours sans le moindre signe de vie, je me préparais au pire. C’est René qui a repéré le pigeon de Mutien et découvert dans son plumage une médaille de sainte Rita qui est, comme chacun sait, la patronne des causes désespérées. Sur l’envers du pendentif, le mot « bientôt » gravé à la pointe d’un couteau.
Sans pour autant être assurée que mes enfants me reviendront, je revis.
Il est vrai que nous avons traversé en ce début du mois de septembre une période d’effroyables carnages. Pas une localité alentour qui n’ait payé son tribut à la libération. Regarde ce qui s’est passé à Ittre, à Braine, chez nous à Waterloo, aux Manières. Pas plus tard qu’hier, je parlais avec l’abbé Renard de notre pauvre cousin, tué à deux pas de la place Albert Ier et que nous avons enterré le huit de ce mois avec ses compagnons. Qui aurait pu imaginer une chose pareille ?
Dieu fasse que mes pigeons voyageurs me reviennent vivants et en bonne santé. Je compte sur toi et ta communauté pour leur garder une place dans vos prières.
Toute l’affection de ta petite soeur.
Marceline Fauconnet-Licot
J’ai passé ma journée d’hier à explorer les archives familiales, les courriers et autres documents datant de notre fugue. J’ai parcouru les papiers de Mutien et j’ai relu une nouvelle fois les lettres de Gunther pour me faire une meilleure idée de cette période de ma vie dont je fus finalement un témoin peu éclairé. J’enrage de n’avoir pas suffisamment interrogé mon frère sur ce voyage tant que cela était encore possible. Il aurait mis en lumière bien des points que le temps a rendus nébuleux. J’ai un tel besoin d’entendre Mutien dans ce récit. Je donnerais tout pour quelques heures retrouvées avec lui. Ecouter sa version des faits, me laisser bercer par sa belle voix grave, mieux cerner son attachement à ce vieil homme qui lui ressemblait si peu, mieux le comprendre, lui.
Le sens commun prétend que les contraires s’attirent et, dans mon cas, je ne démentirai pas le sens commun. La vie de Mutien a évolué aux antipodes de la mienne. Elle s’est placée sous le signe de l’excès, là où je me suis soumis à la règle et aux heures. Instable, généreux, libertaire, mon frère a été de tous les combats – qu’ils fussent sportifs, scientifiques ou humanitaires. En perpétuelle mouvance, cet aventurier dans l’âme a chassé le kangourou en Australie, s’est porté volontaire en Algérie lors du séisme de 1954. En 1958, il m’a embrigadé avec des amis pour venir en aide aux victimes des tragiques inondations du Gard. Dans ses papiers, j’ai noté sa présence en Macédoine en 1963, au Biafra en 1968, au démazoutage d’Ouessant en 1976… Dans les années 1970, il a écume l’Atlantique avec les fouilleurs d’épaves. Il s’est retrouvé dans la nébuleuse du Paris-Dakar à ses débuts, une expérience qui lui valut de nous revenir avec une perle de femme noire, un grand amour décrié par la tribu et dont la joie rieuse et communicative me réjouissait. Diable d’homme !
Atteinte d’un cancer, Naïa est morte en 1985. Un journal tenu par Mutien relate chaque jour de sa maladie, un enclos de tendresse et d’élévation qui m’a arraché des larmes à la lecture. Mon frère écrivait vrai, sans fioritures. Je suis sûr que le courrier adressé à Gunther était de ce tonneau.
Peut-être la famille Sütterlin a-t-elle conservé ses lettres. Je pourrais m’en assurer mais cette démarche m’intimide. Cela ne devrait pas mais je suis fait ainsi. Où qu’il me faille aller, quoi qu’on me propose, ma première réaction est de me dérober par peur saugrenue de paraître importun. Mon passé de moine n’a pas atténué chez moi ce trait de caractère. J’ai même l’impression qu’il l’a aggravé en faisant du renoncement une vertu. Finalement, cette manie de toujours croire que j’ennuyais mon monde a appauvri sottement ma vie. Elle m’a valu un manque énorme du côté de Mutien ainsi qu’une frustration plus générale : celle d’être passé à côté de rencontres importantes. J’enrage, aujourd’hui d’investiguer sur de la matière morte, alors. que j’avais les protagonistes à portée de main !
Un autre problème me tarabuste. Il a trait à cette boîte en fer décorée d’oiseaux bleus que j’avais rapportée de Dunkerque. Fermée à clé, elle renferme vraisemblablement des secrets que Mutien gardait pour lui. La tentation de crocheter ce coffret se fait de plus en plus pressante à mesure que je progresse dans mon récit. Mais je n’arrive pas à m’arroger ce droit. Combien de temps passé à regarder cette boîte ! Tout à l’heure, il m’a pris l’idée de la soupeser et de la secouer pour le cas où elle recèlerait un objet dur que je pourrais identifier. J’ai entendu un bruit sec sans plus. À quoi pouvait-il correspondre ? Un compas, une clé, un petit couteau… J’ai pensé, j’ignore pour quelle raison, au scalpel avec lequel Gunther taillait ses statuettes miniaturisées. Par un jeu d’associations, a surgi de ma mémoire un bois sculpté assez volumineux que j’avais aperçu dans l’appartement de Mutien sans que m’effleurât l’idée que Gunther pouvait en être l’auteur. Dans mon souvenir, il représentait un personnage en lutte pour sortir de l’emprise d’une sorte d’animal mythologique effrayant.
Je me jetai sur mon téléphone pour appeler Solange. Je lui demandai qui, de la famille, s’était vu attribuer cette oeuvre. Elle me répondit que l’artiste n’était pas connu et qu’elle avait donné « ce bazar » comme prix pour la tombola de l’école de sa petite fille.
— Qu’as-tu fait, Solange ! m’écriai-je de dépit avant de raccrocher le combiné avec humeur.
Elle me rappela aussitôt pour savoir quelle mouche m’avait piqué et, là, Dieu me pardonne, je lui ai mitonné sur mesure un mensonge qui dut lui coûter quelques millimètres d’ongles.
Peu charitablement, je le confesse, je lui fis croire que la réplique en bronze de la même sculpture était partie chez Sotheby’s pour vingt mille livres sterling. De quoi la liquéfier de convoitise !
Après cet acte impie, je devais m’attendre à ce que Solange revienne à la charge. La sonnerie a retenti comme je l’imaginais et quelle ne fut pas ma surprise d’ouïr la voix douce-heureuse du frère Sébastien qui était de ma communauté monastique. Cela m’a fait du bien de l’entendre et d’avoir par son intermédiaire des nouvelles de mes anciens compagnons. J’ai pu ressentir un courant de bienveillance, là où je m’attendais à un vieux fond de rancoeur, mon départ de l’abbaye ayant été brusque et, pour certains moines, inexplicablement blessant.
— J’ai une demande à formuler, me dit Sébastien. J’ai obtenu de notre abbé qu’il m’autorise à me rendre à Dachau où mon père a trouvé la mort en février 1945. Est-ce que cela te dirait de m’accompagner là-bas ? Ce serait l’occasion de nous revoir et, en outre, je crois me souvenir que tu parles allemand…
Mon naturel est revenu au galop et, plutôt que d’embrayer directement sur la proposition de Sébastien, j’ai entrepris mes manoeuvres d’esquive en spécifiant que ma connaissance de l’allemand était livresque et que je ne lui serais donc d’aucune utilité. Il m’a invité à réfléchir et nous en serions restés là si je n’avais repensé à ce que je venais d’écrire dans mon cahier sur mes dérobades. Quelques secondes suffirent pour que je recompose le numéro.
— C’est tout réfléchi ! m’exclamai-je. Convenons d’une date et allons-y ensemble !
Après avoir raccroché, j’ai gardé ma main un long moment sur le cornet d’ébonite. Je ne me suis pas vu mais je devais sourire de m’être octroyé cette échappée.
J’ai déployé ensuite la carte de Mutien pour situer Dachau. Il m’est apparu que, moyennant un détour raisonnable, Heidelberg était sur notre route. Pourquoi ne pas profiter du voyage pour retrouver trace de Greta ou de Lieselotte Sütterlin, les petites-filles de Gunther ?
Conforté par tous ces projets, je suis allé chercher une pince monseigneur et un bout de fil de fer dans ma remise et j’ai sorti la boîte aux oiseaux bleus. Après avoir esquissé un signe de croix et balbutié une prière de repentir, je me suis mis à fourrager dans la serrure.
Le téléphone m’a surpris en flagrant délit d’effraction. Solange avait récupéré la statue pour cinquante mille francs. Confronté à l’énormité de mon mensonge, ce sont mes ongles et non les siens qui en prirent un coup.
25
Nous empruntâmes la route de Mannheim un dimanche et Mutien, par voix de cloches, me trouva une messe avant que je ne la réclame dans une église qui avait essuyé des bombardements. Ce jour-là, il faisait pluvieux et venteux, et mon frère prit froid. Fébrile, il accepta la proposition de Gunther de voyager sur l’étroit chariot bâché qui avait remplacé le lourd plateau que Gaillard tirait depuis qu’il avait quitté la ferme. Avec nous, Walter aux rênes et le gros Heiner qui rentrait à Ulm. Démobilisé pour raison de santé, Heiner était resté nazi dans la fibre comme au premier jour, incorruptible. Soignant sa mise à pied de la Waffen SS à l’alcool de contrebande, il se mit en devoir de rétablir Mutien par la même médecine. La posologie fut outrepassée car mon frère s’effondra en plein traitement et s’endormit pour ne se réveiller que le lendemain matin.
Passant de l’état fiévreux à l’état pâteux, Mutien mit une pleine journée pour dessoûler. Nous roulions vers Heidelberg et j’eus tout le loisir d’observer Gunther qui, adossé à la ridelle sur l’arrière de la charrette, me faisait face. Aux prises avec un morceau de bois, il sculptait une petite madone avec un fin couteau qu’il affûtait sans cesse sur une pierre douce. Enveloppant son ouvrage, il paraissait crispé, voire préoccupé. Par moments, son regard s’échappait dans le lointain du ciel et je fixais ses yeux dont j’aimais depuis le premier jour la caresse bleue. Je le sentais ailleurs, prisonnier de ses pensées. La route défilait tour à tour grise ou ensoleillée.
Dans l’après-midi, Flügel monta jusqu’à nous en tenant son lipizzan par la bride. Il échangea quelques mots avec Gunther qui descendit de la charrette. Ils marchèrent côte à côte une heure au moins.
Jörg Anton Flügel était un officier modèle du IIIe Reich, un de ces soldats irréprochables qui aurait dénoncé son fils pour une cerise maraudée. D’une rectitude à toute épreuve, il a respecté scrupuleusement les ordres donnés, remis au bon bureaucrate les dossiers dont il avait la charge sans céder à la moindre pression. Sa mission accomplie, il s’en est référé à ses supérieurs qui l’ont envoyé sur le front de l’Est où il est mort impeccablement.
Je ne peux pas dire que j’aimais Flügel. Il était trop rigide pour moi et, au risque de te faire sourire, trop « allemand », il faut des failles, des fragilités pour être aimé des hommes et Flügel n’en avait pas ou tout le moins ne les montrait-il pas. Pour moi, ce sont des personnages comme lui qui ont été l’huile et les roulements de la grande machine nazie. De parfaits technocrates animés du « bon sentiment » d’appartenir à la bonne nation, des hommes de devoir inflexibles ou bornés. Je garde en mémoire la dernière conversation que j’ai eue avec lui le jour de mon retour à Heidelberg. Il avait besoin de se confier à quelqu’un, de raconter son enfance, les grandes fêtes de famille, la Bavière où il avait vécu ses jeunes années en harmonie avec la nature. Il m’a parlé de son épouse, de ses trois filles qu’il avait quittées adolescentes et qui étaient nubiles à présent. J’ai pensé à mes trois fils éclatés sur trois fronts, au regard qu’ils porteraient sur moi à leur retour. Otto, je le savais, ne me ferait pas de quartier et j’étais presque à espérer qu’il soit mort pour ne pas entendre ses reproches.
Flügel m’a quitté en me prévenant froidement qu’il n’allait pas faillir à son devoir, autrement dit qu’il ne manquerait pas de communiquer le dossier me concernant à la Kommandantur d’Heidelberg et que j’étais prié de me tenir à disposition des autorités militaires. Après ce coup de bâton, il m’a félicité pour ma collaboration et m’a souhaité bonne chance.
J’ai repris ensuite ma place sous les arceaux bâchés. Chemin faisant, je buvais ma disgrâce et, dès que je rencontrais un lieu qui m’était familier, j’entendais battre mon coeur. Un moment, nous sommes passés devant une auberge où nous avions célébré quinze ans plus tôt les fiançailles de Dieter avec Hanna Sternberger. Plus loin, nous avons longé la propriété d’une grande amie de ma femme. Je me suis tenu en retrait pour que personne ne me voie.
Plus que toutes les autres, cette dernière étape m’a ramené à moi-même, à ma vie de couple qui, sans être exaltante, n’en était pas moins harmonieuse. Comment allions-nous vivre et vieillir ensemble après cette fracture ou, plus justement, est-ce qu’une vie était encore possible après avoir été si loin dans l’impardonnable ?
Et c’est là que tu es revenu à la charge. Tu voulais t’assurer que Gaillard te serait bien restitué le lendemain et tu négociais la charrette pour remplacer le lourd plateau qui avait été largué quelque part sur la route. Tu étais dans tes projets insensés et moi dans un tel état d’abandon que j’ai cédé sans discuter à chacune de tes requêtes. J’ai bien vu à ton air que tu criais victoire. De mon côté, je savais pertinemment qu’une fois privé de la protection du convoi, Gaillard était perdu.
26
J’ai crocheté le petit coffre de Mutien. Cela m’a valu mon pesant d’émotions. Armé de mon fil de fer, je transpirais comme une bouilloire. J’avais tiré mes rideaux mais cela ne m’empêchait pas de relever la tête toutes les dix secondes pour m’assurer que j’étais bien seul. Quand j’entendis le déclic de la serrure, je n’ai plus bougé. Au bout d’un moment, je me suis levé et, m’épongeant le front, je me suis rendu dans mon bureau pour me confronter à la photo de Mutien. Face à lui, j’ai cherché un signe d’approbation dans son regard. Je suis revenu à la boîte et, après m’être signé machinalement, j’ai soulevé le couvercle. Un coup d’ceil furtif sur l’envers d’une enveloppe en haut de la pile m’a suffi pour comprendre. J’ai refermé tout aussitôt le petit coffre et je suis resté immobile pour de longues minutes à ruminer ma découverte.
Ce que je venais d’apprendre était incroyable. J’ai même fini par rire devant mon indécrottable naïveté. Comment ai-je pu passer à ce point loin de la vie de mon frère pour ne pas percer pareil secret ? Et, réciproquement, pourquoi ce dernier ne nous a-t-il jamais rien dit de son « commerce » avec l’Allemagne ?
Sous le choc de cette révélation qui m’est tombée dessus de façon aussi abrupte qu’inattendue, j’ai eu besoin de changer d’air, d’aller vers mes semblables, de sortir de ma sphère. À mille lieues de l’intention d’éventer quoi que ce soit, j’ai appelé Damien – l’aîné des garçons dans notre famille. Il m’a accueilli gentiment au téléphone et, quand je lui ai proposé une visite impromptue, il m’a mis à l’aise en se disant ravi de mon initiative.
Ma belle-soeur assistant à un cours d’art floral, nous sommes allés manger tous les deux dans un restaurant grec qui venait d’ouvrir à deux rues de chez lui. Nous avons parlé à bâtons rompus de l’un ou de l’autre et j’ai pu le sonder sur Mutien pour m’apercevoir avec soulagement qu’il n’était pas plus au courant de ses intrigues que je ne l’étais avant cette journée. Damien a profité de ces retrouvailles pour me poser des questions sur le bouleversement qu’avait connu ma vie. Je suis d’abord resté évasif pour tirer finalement à boulets rouges sur l’hypocrisie d’une structure avec laquelle je m’étais retrouvé en totale discordance.
— L’Église est passée maître dans l’art de galvauder le message évangélique. Il a fallu la mort de notre mère pour que je me rebelle contre ses jeux de pouvoir et d’humiliation, que je parte ! ai-je déclaré de façon brutale.
Mon frère a embrayé sur le poids parental qui dans mon cas avait été plus que déterminant. Il m’en apprit de belles sur mon père et ses coups de colère. La mort, il est vrai, ne garde des êtres chers que la part aimable. Le reste est donné à l’oubli. Ainsi, il m’a fallu ce souper avec Damien pour que me parvienne une anecdote qui se produisit deux mois avant le décès de notre père, une pénible histoire d’incendie dans un fenil dont Mutien fut tenu pour responsable et qui lui valut, outre une volée de coups de ceinture, l’impardon du délit.
— Tu n’es plus mon fils. Je te renie ! avait dit mon père pour passer sa rage.
Le destin avait voulu que la relation avec mon frère se stigmatise sur cet irrattrapable rejet.
Plus tard dans la soirée, la conversation a tourné autour de nos occupations respectives. Damien m’a montré de magnifiques photographies dont il était l’auteur, une passion qui occupait ses loisirs après une carrière de juriste bien remplie. De mon côté, j’ai raconté la reconstitution que je faisais de mon escapade avec Mutien. Alors que je relatais les violences dont j’avais été témoin durant les quarante jours que dura notre fugue, il m’arrêta avec une de ses formules dont il avait le secret :
— Tu n’as pas à chercher plus loin ! Je l’ai regardé sans comprendre.
— Après ce bain de sang, poursuivit-il, je ne m’étonne pas que tu te sois amputé du monde.
Et de me faire grâce d’un récapitulatif sur mon repli monastique qui résultait cette fois autant de l’influence familiale que d’une confrontation trop précoce avec la brutalité des hommes.
— Là où Mutien a toujours eu de la corne, tu en es toujours à te fabriquer de l’épiderme ! conclut-il avec emphase.
Coutumier des grandes sorties de Damien, j’ai préféré le laisser discourir et lui donner l’impression agréable de m’avoir été utile.
Nous nous sommes quittés en nous promettant de nous revoir plus souvent. Je suis rentré satisfait de mort escapade. De retour chez moi, j’ai relevé un message du frère Sébastien. Le voyage se concrétisait de son côté et il me proposait un éventail de dates pour que je fasse mon choix.
Un second message m’informait de la venue prochaine de Solange avec la renommée statue de Gunther Sütterlin, du souci en perspective. Vin grec à l’appui, j’avais l’âme insouciante ce soir-là, et si j’étais dans de beaux draps avec mon mensonge, j’ai passé dans mon lit monoplace une nuit de rêve.
Je suis retourné ce matin au coffret. C’était plus fort que moi. J’en ai sorti le contenu – des lettres, des pochettes de photos, des articles de journaux, quelques menus objets qui, à l’exception d’un anneau d’or et d’un pendentif, n’avaient de valeur qu’aux yeux de Mutien. Au bout d’un moment, j’ai tout remis en place et refermé une nouvelle fois la boîte.
J’ai beau brûler de curiosité, je me fais un point d’honneur de respecter ces documents d’ordre privé qui traitent d’un passé sentimental sur lequel je n’ai aucun droit de regard.
Après cette nouvelle intrusion, je suis retourné à ma table sans plus savoir comment poursuivre mon récit. Ma journée serait passée à la trappe si Sébastien ne m’avait recontacté pour finaliser son pèlerinage à Dachau. Je me suis surpris une nouvelle fois car j’ai choisi la date la plus proche parmi celles qu’il me proposait pour notre départ :
— Mardi prochain, ai-je dit. Je passe te prendre à la gare du Midi.
Vers cinq heures, Solange s’est annoncée avec la sculpture. Elle avait mené son enquête et n’avait relevé aucune oeuvre d’un Sütterlin parmi les pièces mises aux enchères chez Sotheby’s durant les cinq dernières années.
— J’ai sans doute confondu avec l’écriture du même nom, fis-je la mine contrite.
— C’est pas ça qui arrangera mes affaires. Robert est furieux. Déjà qu’il ne me parle plus qu’un jour sur deux !
J’ai essayé les plates excuses. Sans succès. J’ai tenté la persuasion, prétendant que cet artiste exceptionnel serait tôt ou tard reconnu et qu’à la place de ma soeur je me féliciterais d’avoir parié sur un aussi bon cheval. Cet argument m’a desservi et je n’ai pu être quitte de Solange qu’après l’avoir dédommagée des cinquante mille francs investis dans le rachat de l’oeuvre.
Une fois seul, j’ai sorti la statue de son carton. J’étais furieux autant que morose de ce mauvais plan qui m’avait entraîné dans une dépense somptuaire dont j’aurais pu me passer. Déballée sans joie, j’ai relégué mon acquisition sur un coin de meuble le temps de cuver ma bévue.
Le lendemain, elle m’appelait et je l’ai prise pour la poser sur la table dans un rayon de soleil. Je l’ai fait tourner sur son embase et cela m’a ramené à la plénitude qui m’avait envahi le jour où Gunther m’avait donné la traction avant ou la réplique de Gaillard.
Ce personnage d’enfant s’arrachant à l’emprise d’un arbre Minotaure avait du Mutien dans la rébellion. Gravé sous le socle, le vers d’Hôlderlin « Komm ins Offerte, Freund », « entre dans l’espace ouvert, ami », m’a laissé songeur.
27
Le 25 septembre en fin d’après-midi, la charrette tirée par Gaillard se détacha du convoi pour bifurquer vers Heidelberg. Sur le banc du cocher, Walter et Mutien. Dans l’habitacle, Gunther et moi-même. L’amicale exubérance des derniers soldats au moment des adieux céda le pas à une atmosphère de recueillement que ponctuait le martèlement régulier des sabots de Gaillard. Nous entrâmes dans la ville et j’ai aussitôt aimé la rivière, la vallée, le sentiment de paix qui émanait de cet endroit. Epargnée par les bombardements, Heidelberg bouclait son lundi et se préoccupait de la fermeture de ses boutiques sous l’oeil rosé de sa forteresse. Les étals des bouchers et des boulangers étaient presque vides. Des gens circulaient dans les rues et il y avait de la buée aux vitres des tavernes.
Au milieu du monde, un homme de haute taille, amputé d’une jambe au niveau de la cuisse apostropha Walter. Il tenait ses béquilles de bois resserrées sur son pied valide et cette position lui donnait l’apparence d’un échassier s’adonnant à la pêche. Une courte conversation s’ensuivit. Walter rit à plusieurs reprises aux saillies de son interlocuteur. Il se retourna même sur moi et je compris à son sourire édenté que je n’étais pas étranger à son élan de bonne humeur.
Nous sortîmes du coeur de la cité pour aller vers les faubourgs. Mutien qui tenait les rênes suivait les indications de Gunther. À un moment, on lui demanda de ranger le chariot sur l’accotement. De part et d’autre de la rue, des maisons cossues sises au milieu de vieux jardins.
Notre ami descendit de la charrette, rassembla son paquetage tandis que Mutien pour se donner contenance s’emparait d’une brosse et se mettait à étriller Gaillard.
Poussant une barrière en bois du genou, Gunther suivit le sentier moussu qui menait à sa demeure, une coquette maison de style bavarois avec des balcons ouvragés en pin et des planches de rives à festons.
Il se trouvait à mi-chemin lorsqu’une dame élancée au volumineux chignon gris apparut sous le porche. D’où je me tenais, je ne perdis rien de leurs retrouvailles et, si je ne remarquai ni empressement ni exaltation dans la façon dont le couple s’aborda, je ressentis de la tendresse dans le baiser qui scella le retour.
Une femme plus jeune et deux filles qui n’étaient pas loin d’avoir notre âge les rejoignirent. Après d’affectueuses accolades, Gunther fut déchargé de son sac et acheminé à l’intérieur de sa maison. Walter et Mutien poursuivirent ensemble la toilette de Gaillard et je fus commis au démêlage des paturons.
Au bout d’une demi-heure, une ravissante demoiselle d’une blondeur d’infante vint nous convier à la table familiale. Nous nous regardâmes tous les trois. J’avais faim et j’appréhendais une réaction négative de la part de Mutien qui rangea son étrille et emboîta le pas de notre hôtesse.
Nous fûmes accueillis par Mme Sütterlin. Mouchoir à la main, elle essuyait d’un oeil à l’autre d’insistantes petites larmes. Malgré des efforts consentis pour donner le change, Gunther nous parut ébranlé lui aussi. Il nous présenta distraitement à ses petites-filles, Greta et Lieselotte, puis nous oublia pour s’entretenir avec ses proches d’un événement douloureux devant lequel il demeurait incrédule. En dehors de Walter et de mon frère que l’appétit stimulait, toute la tablée en avait gros sur le coeur.
Son repas avalé, le palefrenier remercia ses hôtesses avec force gesticulations et je lus de l’inquiétude dans les yeux de Mutien.
— Walter habite à la sortie de la ville, s’empressa d’annoncer Gunther, je vous laisse le choix entre une nuit sous la bâche du chariot ou une nuit dans une vraie maison avec une salle de bains et un vrai lit.
J’ai prié la Sainte Vierge en voyant mon frère hésiter. Sans prendre en compte le confort proposé, nous étions repoussants de crasse.
Klaus était le fils qui me ressemblait le plus. Il enseignait la littérature, aimait les poètes. Il jouait du violoncelle avec brio à ses moments perdus et faisait partie d’un quatuor de bonne réputation. Des trois, il était le seul à ne pas s’être marié, par idéalisation de l’amour plus que par insuccès… Enfin ! C’est mon sentiment. J’ai appris sa mort de la bouche de ma femme à mon retour de guerre. Je redoutais un malheur mais pas celui-là. Le destin s’ingénie à surprendre. Avec Klaus, il m’a cloué au sol. Je ne t’écris pas cela pour me dédouaner de quoi que ce soit. Simlement t’expliquer pourquoi je n’ai pas pris à bras-le corps le problème du rapatriement de Gaillard comme je me l’étais promis. Le plan que je projetais vous ! aurait évité bien du chagrin pour autant, bien sûr, que tu t’y sois soumis, ce qui était loin d’être gagné avec une bourrique comme toi.
Je te signale que j’ai mis ton butin en lieu sûr. Il reste bien sûr à ta disposition. Je ne te dis pas ma surprise quand Hanna m’a apporté ce pesant baluchon où tu dissimulais le fruit de tes rapines. Sans me pencher, sur le bien-fondé de cet acte de résistance, ni émettre de jugement, je crois que tu m’as gratifié là du cadeau le plus embarrassant que tu pouvais me faire. J’ai tout sauf une âme de receleur.
Pour clore ce chapitre, je tiens à te dire que j’ai été touché par cette marque de confiance. Après avoir été confronté tout au long de la route à ton esprit d’indépendance et à ta haine de l’Allemand, je ne m’attendais pas à ce geste de ta part.
28
Je suis allé chercher Sébastien à la gare mardi soir. Je lui avais proposé ma voiture pour nous rendre à Dachau et je l’avais invité à loger chez moi afin de partir aux petites heures le lendemain. Cela faisait sept ans que je n’avais plus été en relation avec lui, et j’ai eu chaud au coeur de le revoir. Je l’ai retrouvé pareil à lui-même, inchangé, à croire que la vie monastique est un remède au vieillissement. J’ai envié sa sérénité, ses yeux attentifs qui arboraient l’évidence plutôt que le doute, sa mine bonhomme qui souriait inaltérablement à la vie.
Nous avons passé une soirée agréable à évoquer notre passé commun. Il m’a interrogé sur mon quotidien et je lui ai parlé avec enthousiasme de la place d’enseignant que j’ai décrochée voici cinq ans après une longue période de piétinements mélancoliques et du plaisir que j’avais découvert à côtoyer les jeunes, aborder avec eux des matières aussi différentes que l’allemand, le solfège et… la religion. Il m’a aussi raconté l’arrestation de son père en 1942.
La Gestapo avait fait irruption de nuit dans la maison familiale. Sébastien était âgé de dix ans à l’époque. Dans son souvenir de petit garçon, l’image d’un feldgendarme bardé de métal qui avait poussé la porte de sa chambre, tourné l’interrupteur et qui l’avait regardé un instant avec un sourire attendri avant de se retirer.
— Il a eu la vision de ses enfants en me voyant, me dit-il.
— Il t’a privé d’un père, ai-je répondu à brûle-pourpoint.
Geste d’impuissance, mains ouvertes et regard tourné vers le ciel accompagneront un « scriptum est ! » péremptoire.
Nous avons ressuscité cette époque et la manière dont nos mères respectives avaient réagi à ces coups du sort. De mon côté, mon père nous avait été ramené et le deuil avait pu prendre cours sans délai, du côté de mon compagnon, trente ans s’écoulèrent avant qu’un cousin qui travaillait pour la Croix-Rouge ne tombât sur l’acte de décès d’Evariste Collard provenant de Dachau. Sébastien m’a montré le document qu’il avait avec lui. Ce formulaire en bonne et due forme mentionnait noms, âge, date d’arrivée au camp, date et cause de la mort du prisonnier… Le verso de la feuille concernait un Russe de trente-quatre ans, originaire de Rostov-sur-Don, victime du typhus. On veillait à l’économie du papier dans la bureaucratie nazie.
Notre conversation m’a immanquablement renvoyé à Mutien disparu en mer depuis six années et au choc qui serait le mien si pareil document arrivait un jour entre mes mains.
— Il y a l’espoir qu’on tue, il y a l’espoir qu’on traîne, ai-je dit.
Entre autres questions, j’ai demandé à Sébastien la raison qui le poussait à faire ce pèlerinage au jour d’aujourd’hui alors qu’il détenait ce papier depuis des années.
— J’ai exactement l’âge de mon père au moment de son départ. Le temps qu’il me reste de vivre, il n’en a pas bénéficié. J’ai besoin de faire ce bout de chemin avec lui, d’être de ses dernières épreuves, de ses derniers pas, de comprendre. Cela redonne du sens à ma vie autant qu’à la sienne.
J’ai acquiescé.
Le jour pointait quand nous avons quitté Waterloo. Une brume très fine détachait les maisons du sol et déracinait les arbres. Nous étions comme ces maisons et ces arbres, suspendus.
Aujourd’hui guide alors que j’avais été mené par Mutien lors de notre escapade, j’avais pris la liberté de choisir mon itinéraire en fonction du passé, espérant, dans ma naïveté, reconnaître le pays que j’avais traversé. Pris dans le flot impétueux des voitures, je n’ai rien resitué si ce n’est la roche rouge rosée du Palatinat ou les vignobles tirés au cordeau sur les versants sud des vallons de cette contrée. Il faisait plutôt beau et j’ai aimé les coups de lumière sur ces régions spacieuses. M’a surpris, en revanche, la gymnastique tranquille d’éoliennes blanches, élans d’un autre monde. La route a défilé et j’ai senti battre mon coeur chaque fois que s’imprimait sur panneaux bleus un nom de ville coché par Mutien.
Vers onze heures, j’ai vu indiqué Heidelberg. Sans le projet de Sébastien, je faisais le détour. Nous nous sommes arrêtés un peu plus loin dans une station-service pour y boire un café. Il y avait des annuaires téléphoniques et j’ai abandonné mon compagnon quelques instants pour regarder par curiosité s’il restait des Sütterlin à Heidelberg.
J’ai cru défaillir lorsque je me suis trouvé face au numéro et à l’adresse d’une Greta Sütterlin qui, avec un peu de chance, pouvait être la soeur de Lieselotte. Mon stylo tremblait quand j’ai noté cette information qui m’arrivait tout droit du ciel. Difficile après cela de ne pas partager mon émotion avec mon compagnon.
— Si tu veux, m’a-t-il proposé, nous nous arrêterons au retour.
Je n’ai pas dit non.
Nous sommes arrivés à Dachau dans le milieu de l’après-midi.
Rendu à la mémoire, le camp m’a paru paisible, oserai-je dire, apaisé. Pris en charge par un jeune historien allemand, nous avons opéré la visite dans le recueillement. Je me suis fait l’interprète de mon ami pour parler de son père et j’ai montré à notre guide le double acte de décès retrouvé par la Croix – Rouge. Manifestement étonné, notre interlocuteur nous a emprunté le document pour le montrer à ses collègues. Il nous a même demandé la permission de le photocopier.
— La quasi-totalité des archives du camp a été détruite au départ des SS, le 26 avril 1945, expliqua-t-il.
Il revint quelques minutes plus tard accompagné d’une autre personne qui nous confirma l’authenticité de ce papier.
Cette rencontre avec ces deux jeunes historiens m’a ramené malgré moi, par un mécanisme inconscient autant que détestable, aux bureaucrates nazis recensant méthodiquement leurs morts en bons épiciers. J’ai repensé à Gunther et à la différence qu’il faisait entre le pardon et la pitié, et à l’image du raisin vert mangé par les parents dont les dents des enfants sont agacées.
Le soir, nous avons fait étape dans un hôtel. Sébastien était enchanté de sa journée et de l’échange agréable et profond que nous avions eu avec les historiens du camp.
— Ce sont de vrais bâtisseurs de paix ! dit-il. Pour entendre une réponse que je devinais, je lui ai posé la question de la faute. Il m’a ri au nez en évoquant le Congo et les innombrables victimes de la colonisation.
— Là-bas, ajouta-t-il, pas d’actes de décès.
De bon matin, j’ai déposé Sébastien à Dachau, puis je me suis éclipsé pour le laisser à son travail de deuil. Il était convenu que nous repartirions le lendemain tôt et que nous ferions cette fois étape à Heidelberg. Je suis rentré à l’hôtel et, quand j’ai décroché le téléphone, je frissonnais.
29
J’ai composé le numéro de Greta Sütterlin pour lui parler du sujet qui m’occupait et de mon désir de rencontrer sa soeur. Je me suis fendu d’un long préambule en allemand que j’adressai d’un bloc à la voix féminine qui répondit. J’ai compris que l’on me demandait d’attendre et il m’a fallu lutter contre l’envie de raccrocher.
Au bout d’un moment qui me parut interminable, j’entendis de nouveau une voix et je repris mon baratin comme on se jette du plongeoir sans savoir s’il y a de l’eau. J’avais Greta Sütterlin en ligne.
— J’ai croisé votre frère à maintes reprises à la maison, commença-t-elle. C’était un jeune homme très séduisant. Ma jeune soeur en était folle, un sentiment partagé même si Mutien aimait Lotte d’une façon peu orthodoxe. Il est venu la voir souvent. Il en profitait pour discuter avec mon grand-père avec lequel il était lié d’une profonde amitié…
Cachottier de Mutien qui n’avait rien confié de cette idylle. J’ai laissé parler Greta puis ce fut à elle de me questionner. À l’annonce de la disparition de Mutien, elle resta silencieuse un long moment.
— Je ne sais pas si je dois rapporter la nouvelle à Lotte, finit-elle par dire.
— Faites comme bon vous semble.
J’étais ému par cette histoire d’amour dont, jusqu’à ces derniers jours, j’ignorais tout, troublé aussi par ce rôle d’oiseau de mauvais augure que la vie me faisait endosser.
Prisonnier de cet état d’âme, je me serais soustrait à ce rendez-vous avec le passé, comme je m’étais dérobé à l’invitation de Mutien de l’accompagner en mer, si Greta Sütterlin ne m’avait donné l’adresse et le téléphone de Lieselotte qui avait quitté Heidelberg pour s’installer à Worms.
Après cette conversation, je suis sorti prendre l’air. Quand je suis revenu, une demi-heure plus tard, j’ai composé le numéro de Lieselotte. La ligne était occupée. Au bout de plusieurs essais infructueux, quelqu’un décrocha. La voix qui me répondit était délicate et mélodieuse. Je m’apprêtais à me présenter et à expliquer dans mon meilleur allemand la raison de mon appel, quand mon interlocutrice m’interpella dans un français à peine teinté d’un léger accent germanique :
— Vous êtes Belo, n’est-ce pas ? Belo, le frère de Mutien ?
— C’est mon surnom, en effet, fis-je interloqué.
— Ma soeur m’a raconté… Cela me fait tellement triste. Ça ne devrait plus… Depuis le temps… Nous nous aimions si fort… Si seulement vous saviez !
— Savoir quoi ? hasardai-je.
— Non, tenons-nous-en là. C’est du passé. Ces choses n’ont plus d’importance à présent.
— Ma vision est autre et je serais heureux de pouvoir parler de Mutien avec vous, insistai-je.
— Si tel est le cas, il faudra vous déplacer, cher monsieur. Je suis retenue à Worms.
Après avoir expliqué à Lieselotte mon expédition à Dachau avec mon ami, j’évoquai la possibilité qui se présentait à nous de faire étape par Worms le lendemain. L’entrevue accordée, la conversation s’est achevée dans la douceur. J’étais à ce point ému de ces retrouvailles que j’ai reposé le combiné de l’hôtel comme on remet un drap sur l’épaule d’un enfant qu’une nuit a découvert. Je suis resté jusqu’au retour de Sébastien allongé sur mon lit à reconstituer cet élan des coeurs qui avait fleuri dans une plaie infectée par la guerre.
Obsédante, la relation de Mutien et Lieselotte m’a occupé une bonne partie de la nuit. L’assertion de Greta sur la manière « peu orthodoxe » dont mon frère avait embrassé cet amour sous-entendait un déséquilibre au sein du couple ou peut-être une résistance de sa part à aimer et à être aimé. Sûr que sa haine du peuple allemand n’avait pas aidé Mutien à faire vers l’autre ce pas qu’immanquablement elle espérait. Le fait qu’il ait tenu tout le monde à l’écart de son inclination pour Lieselotte est bien la preuve du malaise qui le taraudait.
Ressassant mes pensées, j’ai été envahi de compassion pour cette jeune femme que l’amour jeta dans les bras de mon frère. Je me suis même senti triste et désolé de la peine qu’il lui avait, selon toute probabilité, infligée. Je débordais d’envie de réparer ce dommage de l’âme en même temps que j’éprouvais la nécessité de réhabiliter Mutien dans ses belles qualités d’homme, de mettre dans la balance les élans de grandeur et de générosité qui avaient gouverné sa vie. Comme Sébastien avait initié un rendez-vous d’adieu avec son père et, à cette occasion, s’était nettoyé de sa, haine des bourreaux nazis, j’ai décrété le moment venu de remédier à cette faillite sentimentale d’une autre époque. Que mon frère soit en quelque sorte blanchi de sa prise de distance vis-à-vis de l’aimée.
J’ai passé ma nuit à préparer brillamment cette rencontre justifiant l’incapacité de Mutien à pardonner par cette rancoeur éternelle que mon père lui avait vouée suite à l’incendie du fenil.
Quand Sébastien a frappé à la porte de ma chambre le lendemain à l’heure blême pour qu’on se mette en route, j’avais tout oublié.
30
L’immeuble moderne où habite Lieselotte Sütterlin est situé non loin du centre de Worms. Un peu plus haut dans la rue, il y a un hôtel où nous sommes descendus, Sébastien et moi.
Je devais être très ému car j’ai égaré mes clés, oublié ma carte d’identité sur le comptoir, mon bagage dans l’ascenseur. Le temps de récupérer mes effets autant que mes esprits, je me suis rendu seul à mon rendez-vous.
En passant devant un fleuriste, j’ai réalisé que j’avais les mains vides et je suis entré pour acheter des roses. Cela m’a fait une impression étrange de quitter ce magasin avec un bouquet dans les bras. La vie ne m’a pas initié à cette forme de galanterie.
Une fois en face du portail vitré de la bâtisse, j’ai repensé à la chaleureuse maison bavaroise où Gunther nous avait reçus enfants. Rien de commun avec cette architecture d’une fonctionnalité glacée. J’ai sonné comme on s’électrocute, me suis présenté à une voix métallique et le bourdonnement d’une serrure m’a autorisé à franchir le pas de l’immeuble. Au troisième, une porte était ouverte. Elle m’attendait.
Apparition que cette jolie personne, d’un blond grisonnant en qui j’ai retrouvé les yeux clairs de Gunther, la lente et précise élocution de Gunther, le sourire bienveillant de Gunther.
— Entrez dans le salon, monsieur. Je vais mettre vos fleurs dans un vase…
La voix me berce et de m’entendre appeler « monsieur » en dit long sur l’état d’intimidation que provoque ma venue.
Je m’assieds en équilibre sur l’arête du canapé. Je goûte ce moment d’attente en observant autour de moi les photos qui sont au mur ou posées dans des cadres sur les meubles. Je me lèverais bien pour m’approcher d’un portrait qui ressemble au grand-père sur le piano droit, près de la fenêtre. Lieselotte revient et dispose le bouquet sur la table basse, entre nous. Ses mains sont fines et ses gestes sont gracieux. Elle prend place ensuite dans un petit fauteuil aux accoudoirs usés, son fauteuil.
— J’ai aimé Mutien, me dit-elle simplement. Il était tout pour moi, toute ma vie.
Et de me parler de cet amour avec une ferveur, une dignité telles que j’en avais les yeux qui se brouillaient.
Nous avons passé l’après-midi en tête à tête à évoquer mon frère et j’en éprouvai une telle émotion que j’en oubliai l’objet de ma visite. J’ai juste réussi à parler de la boîte aux oiseaux bleus avec les lettres en lui proposant stupidement de les lui restituer. Elle a refusé de façon incisive et m’a fait promettre de les brûler.
— En 1960, quand Mutien m’a quittée, j’ai été si malheureuse que je me suis débarrassée de tout ce qui pouvait me rappeler sa présence. C’était cela ou me laisser mourir ! Si seulement il n’y avait pas eu la guerre, monsieur ! C’est elle qui l’a cassé, a-t-elle ajouté.
Cette réflexion de mon hôtesse m’a surpris car mon frère ne m’était jamais apparu comme un être brisé. Au contraire, Mutien était un fonceur, un releveur de défis, un gagnant. Rien qui lui fît obstacle. J’ai tenté d’en savoir plus sur cette fracture mais Lieselotte a généralisé son propos au peuple allemand.
— La carapace est bien solide mais il n’y a plus rien à l’intérieur, plus d’âme. Les gens ici ont perdu leur âme.
Je me suis insurgé contre ce constat affreusement pessimiste. Elle m’a souri et dans ses yeux j’ai de nouveau reconnu Gunther.
— Vous avez beaucoup de votre grand-père, ai-je glissé dans la conversation.
Lieselotte a paru surprise mais je suis certain que cette association lui a plu.
Rendu à la rue en fin d’après-midi, j’ai marché plus d’une heure le long du Rhin avant de regagner l’hôtel. J’étais bouleversé et ma conversation avec Lieselotte me revenait par bribes. J’entendais, cognant dans ma tête comme battant de cloche, ces deux questions qui m’avaient déchiré : « Quelle faute ai-je commise ? Qu’est-ce que j’ai mal fait ? » Ou encore ce constat terrible : « Je n’étais pas son ennemie ! »
Si seulement j’avais eu l’idée de lui dire : « Vous avez été magnifique, madame, et je rends grâce au ciel qu’il existe en ce monde des coeurs amoureux comme le vôtre. »
Cette nuit qui s’annonçait légère et propice aux songes a tourné à l’insomnie. Je me suis assis sur ma couche au moins dix fois pour ruminer ce que Lieselotte m’avait révélé du désarroi de Mutien. Certains passages dans la correspondance de Gunther ne faisaient-ils pas allusion à ce mal-être ou à un événement qui m’avait échappé ? Que n’avais-je pris ces lettres avec moi ! Sans la présence de Sébastien, j’aurais bien regagné mes pénates sur le coup de deux heures du matin tellement ce point me perturbait.
Le lendemain, nous sommes repartis comme nous l’avions prévu.
Une fois mon ami reparti pour sa communauté, j’ai sorti une nouvelle fois le courrier de Gunther que j’ai relu d’un autre oeil. C’est ainsi que j’ai apporté un nouvel éclairage à des passages que je croyais liés aux vols perpétrés par Mutien : « Tu n’as rien à te reprocher et tu n’as à rendre compte à personne sur cette terre de ce qui s’est passé. » Plus loin : « Je souhaiterais que tu te détaches de ce que tu as fait. Le passé est derrière nous et doit le rester. Le ramener au présent est pure perte pour ta vie. » Ailleurs : « En ma qualité d’officier, j’ai traversé des moments terrifiants de barbarie et de cruauté. Sans avoir tué personne, j’ai des morts d’hommes sur la conscience. Sur un plan personnel, j’ai perdu mon fils Klaus et aussi une belle-fille, la femme de Otto qui, d’avoir été violée par les Russes à Dresde, s’est suicidée à l’automne 1946. Je pourrais aussi te parler de Dieter, le père de Lotte et de Greta, que les Américains ont libéré en 1948 et qui traîne comme une épave dans la maison.
Faut-il arrêter de vivre pour autant ? Un matin neuf est un nouveau prodige et, si je brûle des cierges pour mes morts, je me bats pour construire dans la lumière chaque jour qui m’est donné. »
Dans une lettre datée de novembre 1949, on peut lire : « Je connais un paquet de concitoyens qui ont moins de scrupules que toi. Il suffit d’aller au temple de Heidelberg le dimanche pour croiser des hommes qui, en temps de guerre, se sont comportés comme des monstres. Tout le monde sait cela et on parle d’autre chose, du temps, des enfants, des prix surfaits, de la pénurie. Au fond, nous sommes très semblables toi et moi, toujours à ressasser ce qu’on a mal fait, ce qu’on aurait pu mieux faire. Quand j’étais préposé à Lyon au dépouillement des lettres de dénonciation, je m’arrangeais pour que du courrier se perde mais, par couardise, je n’ai que trop rarement prévenu des familles juives de la menace qui pesait sur elles. Me hantent tous ces gens que j’aurais pu secourir ! »
Et enfin : « Je t’ai envoyé un livre. Je gage que tu l’aimeras et que, davantage, il te donnera quelques clés, voire quelques réponses à tes questions. L’heure est aujourd’hui à labourer. Qu’une nouvelle moisson blondisse sur les champs de morts. Tu sais l’affection que j’ai pour toi. Tu sais aussi l’espoir que je nourris de te sentir un jour apaisé et réceptif à l’amour sans réserve qui t’est prodigué. Mes saluts sincères.
Gunther. »
31
La date du 25 septembre 1944 est demeurée gravée dans ma mémoire non pas à cause d’un événement exceptionnel mais simplement parce que j’ai redécouvert le bienfait d’un lit après avoir dormi près de quatre semaines sur la dure. Dans mon souvenir, même la chambre est restée présente, avec son lambris en pichepin, ses meubles aux découpes rustiques, ses polochons rebondis.
Laissés par Gunther aux bons soins des femmes de la maison, nous pûmes nous briquer et lessiver nos hardes. Rhabillés de propre avec des vêtements sortis d’une armoire empestant la naphtaline, nous redevînmes présentables. La douceur de Mme Sütterlin, la gentillesse d’Hanna, les rires intimidés et complices de Greta et de Lotte, plutôt que de nous retenir à Heidelberg, furent des invites à repartir sans délai sur les routes pour retrouver au plus vite notre îlot familial. La journée du 26 fut mise à profit pour préparer en douce notre départ. Gunther qui subodorait nos plans passa chez Walter pour discuter une nouvelle fois avec Mutien.
— Laisse-moi quelques jours, le temps de me retourner et de trouver un camion !
La détermination de mon frère conjointe à l’abattement provoqué par la mort de son fils lui fit baisser les bras.
— Je ne pourrai t’empêcher d’en faire à ta tête ! soupira-t-il avec amertume. À Dieu va !
Nous attelâmes Gaillard le lendemain, alors qu’il faisait encore nuit, et nous quittâmes Heidelberg qu’incendiait un lever de soleil flamboyant. Mutien me confia les rênes pour se plonger dans ses cartes. Du monde commençait à circuler sur la chaussée et je sentis aux regards qui se portaient sur nous la précarité de notre situation.
Ce que redoutait Gunther ne tarda pas à se produire. À peine avions-nous dépassé Mannheim que trois hommes escaladèrent le chariot par l’arrière. Le plus vieux d’entre eux, une espèce de barrique rougeaude et barbue, sortit un couteau qu’il logea sous la gorge de Mutien. Au bout d’un temps qui nous parut une éternité, il nous obligea à quitter la route pour un chemin latéral. Je ne vivais plus. Plus loin, nous reçûmes l’ordre de nous arrêter et de descendre du chariot. Un des malandrins sortit des liens d’un sac qu’il portait en bandoulière pour nous ligoter tandis que le troisième jeta notre bagage par-dessus bord.
C’est alors que j’aperçus Walter. Il tenait des deux mains un revolver et avait mis en joue le chef de bande en poussant force éructations. Dans l’émotion, il appuya sur la détente et la balle vint érafler le cou du gros homme avant de trouer la bâche. Un hennissement d’outre-tombe de Gaillard fit écho à ce coup de feu. Nos agresseurs s’enfuirent sans demander leur reste. De notre côté, nous rejoignîmes ce brave palefrenier qui tremblait sur ses quilles à en perdre son pantalon. À peine remis de son émoi, il alla chercher son vélo, le hissa dans l’habitacle, nous aida à charger nos affaires pour vider les lieux au plus vite. Nous n’en menions pas large.
Cette leçon fut bénéfique pour Mutien qui accepta la présence de notre sauveur et aborda notre retour sous un nouvel angle.
Je dois reconnaître encore aujourd’hui que l’idée qu’il eut fut lumineuse.
C’est ainsi qu’il décida de ne plus voyager que de jour et d’offrir l’hospitalité du chariot à des voyageurs inoffensifs en transhumance sur notre route. Ce plan nous valut, entre autres, la compagnie de trois nonnettes, d’un jeune couple avec deux petits garçons et un bébé, d’une drôle de petite femme dont la tête était noyée dans un fichu bleu clair et qui, toute muette qu’elle fût, entendait parfaitement le français. À chaque départ correspondaient de nouveaux arrivages.
Cette protection de civils nous permit d’atteindre Kaiserslautern sans encombre et de trouver grâce à nos passagers un endroit abrité où passer la nuit à l’ouest de la ville. Mutien avait repris de l’assurance et employa sa soirée à essayer de convaincre Walter qu’il pouvait rentrer chez lui sans crainte.
— Dans trois jours, nous sommes à Trier. Je ne vois pas ce qui peut encore nous arriver.
C’était parler trop vite.
Aux environs de deux heures du matin, cette nuit du 28 septembre, les sirènes ont miaulé couvrant un grondement sourd qui a progressivement envahi l’espace. Des bombes au phosphore se mirent à tomber, éclairant la ville comme en plein jour. Le feu embrasa des immeubles tandis que la population se précipitait dans les abris. Me prenant dans ses bras, Walter se mit à courir. Chaque seconde était une explosion et des flammes. Le bruit était assourdissant. Nous nous précipitâmes avec des centaines de gens vers un escalier qui descendait sous terre. J’avais perdu Mutien et je l’appelais de toutes mes forces. Walter me confia à la jeune femme au fichu bleu clair pour partir à sa recherche. Effondré, j’ai vidé toutes les larmes de mon corps contre le sein de cette inconnue. Déflagrations, sifflements, vrombissements, effondrement de murs ne suffisaient pas. L’air commença à nous manquer. De panique, des hommes et des femmes regagnèrent la surface pour aussitôt s’arrêter devant la mer de feu qui recouvrait leur ville.
Au bout d’une heure, les bombardiers se sont retirés, leur impitoyable mission accomplie.
J’ai bien dit « impitoyable ».
32
Je sais que je joue sur les termes du contrat mais je diffère de jour en jour la promesse faite à Lieselotte de brûler ses lettres d’amour. Tout ce que je cherche se concentre dans cette boîte. J’en suis sûr ! J’enrage de vivre à portée de la source et d’être interdit d’en boire l’eau. Au fond, pourquoi suis-je en train de parler d’interdiction.
Je n’aurais jamais dit cela il y a une semaine mais une nouvelle donne émerge aujourd’hui dans ma vie. Elle résulte de notre rencontre à Worms et d’une conception biblique qui remet le destin d’une veuve entre les mains du frère du défunt. Qu’est-ce que je raconte ? Ne suis-je pas en train de perdre la tête ? Il est vrai que, depuis mon retour de voyage, j’éprouve un sentiment qui m’était jusqu’alors inconnu. Comme si la bulle dans laquelle j’avais enfermé ma destinée se fissurait. Qu’ai-je au fond véritablement vécu dans mon existence ? Je parle de la guerre que j’ai vue par la lorgnette de l’enfance, je m’arroge le droit d’évoquer rien moins que le mal-être allemand du lointain de ma belgitude ouatée et bien-pensante, je thésaurise dans une boîte en fer-blanc les éclats d’un amour brisé, d’un amour sublime, moi qui me suis détaché des turpitudes humaines.
À force d’idéaliser, n’ai-je pas fini par fermer les yeux sur ce que mes sens m’invitaient à explorer ? Et si le péché contre la chair était de mépriser la chair ? Je digresse. Non, je ne digresse pas. Je suis au coeur de l’arbre. J’ai toujours eu une tendresse sans bornes pour Mutien, je l’ai toujours porté aux nues sans arrière-pensées et me voilà jaloux de lui. Oui, bêtement jaloux de ce frère qui a réussi à faire des succès de tous ses échecs. Ses désastres sentimentaux, ses entreprises hasardeuses et même sa mort ont été des réussites sans précédent. On ne peut pas mieux rompre, mieux échouer, mieux disparaître qu’il ne l’a fait !
Je suis en colère. Pas contre lui mais contre moi et, là aussi, je me bute à une sensation nouvelle, inexplorée. Elle touche à ce que je n’ai jamais pu dire parce que je n’osais pas. Rester dans le catholiquement correct aura été ma devise. Alors j’écris « MERDUM » en majuscules. Merdum d’être ce béni-oui-oui de Belo. Merdum d’être ce linceul transparent au travers duquel Lieselotte a redessiné les traits de Mutien. « Faites-moi le plaisir de brûler mes lettres », m’a-t-elle dit de sa voix délicieusement courroucée. J’aurais aimé entendre : « Conservez ces lettres au cas où elles auraient aussi été écrites pour vous. » Ou mieux encore : « Lisez-moi, c’est le plus haut chant de mon coeur. »
Béance que tout cela ! En dehors de ma mère, indétrônable, qui me serrait contre elle et dont je chérissais la caresse, il m’est arrivé une seule fois de m’abandonner à l’étreinte d’une femme. C’était la nuit du 28 septembre 1944, durant le bombardement de Kaiserslautern. Une voyageuse au fichu bleu clair, prénommée Jeanne, à qui nous avions proposé le matin même une place dans notre chariot et avec laquelle je fis corps au plus fort de ma peur et de mon chagrin. Jeanne tondue sous son fichu bleu clair par les justiciers anversois pour crime d’amour, l’égarement d’un chant. « Hermann, ne me laisse pas seule », balbutiait-elle sous les bombes.
Dans ses bras, j’étais à la fois l’amant, le fils rêvé, peut-être aussi l’enfant avorté de cette expatriée du coeur.
Je me souviens, le bruit était assourdissant et elle a pressé ses mains sur mes oreilles pour les protéger.
Une fois les avions repartis, hués par les sirènes, nous restâmes soudés l’un à l’autre, entrelacés tandis, qu’autour de nous, l’abri se vidait en cris et en piétinements. J’ai respiré cette peau au goût un peu aigre et son odeur m’a paru le plus doux des parfums. Ensemble, nous nous sommes extraits du tunnel en toussant et ce fut pour nous une nouvelle naissance. Les poumons qui cherchent l’air, la lumière qui agresse, la violence du monde. Jeanne titubait.
Dehors, il neigeait de la cendre et le feu qui courait de maison en maison éclairait un désordre de foule au milieu de laquelle je fus bien incapable de reconnaître Mutien ou Walter tant les yeux me piquaient. Jeanne me tira par la main hors de cette fournaise. Je me laissai emmener sans résistance. Par deux fois, nous sommes tombés d’avoir été bousculés. Sortis du périmètre sinistré, des hommes et des femmes nous prirent en charge et nous fûmes acheminés dans un grand hall reconverti en dortoir. J’avais la gorge qui brûlait. On nous donna à chacun une boisson et une couverture militaire. Jeanne choisit un petit espace entre deux masses sombres pour nous étendre et je me blottis à nouveau contre elle. J’ai perdu conscience sur un sanglot tandis qu’elle me murmurait à l’oreille :
— Console-toi, petit homme. On le retrouvera ton frère.
33
Au lendemain d’une journée de recherches en périphérie de la zone bombardée, j’ai suivi Jeanne dans les ruines encore fumantes de cette partie de ville que les Alliés avaient anéantie.
Nous évoluions au milieu des rêves en berne, des accents de rage, des accès de découragement. Sillonnant une à une les rues dévastées avec l’espoir d’y retrouver Mutien et Walter, nous avons bien tenté de situer l’endroit où nous nous étions arrêtés la veille au soir mais sans succès. Plus de trace non plus du chariot et de Gaillard.
Quatre heures de recherches infructueuses nous poussaient à imaginer le pire quand j’aperçus, assis sur un muret la tête basse, Walter.
Le brave homme était désemparé. Il nous accueillit en ouvrant d’impuissance deux mains sales, ensanglantées. Jeanne se fit l’interprète de ce qui s’était passé, la course au milieu des bombes, le brabançon qui traverse la ville au galop avec Mutien accroché à ses harnais comme drapeau à sa hampe, un immeuble qui s’effondre pendant ou après leur passage, l’incertitude.
Je suis resté avec Walter à arpenter les décombres. De son côté, Jeanne qui n’excluait pas l’hypothèse que mon frère avait été blessé préféra poursuivre ses recherches du côté des hôpitaux et des dispensaires de fortune.
Elle nous revint à la nuit tombante le sourire au visage.
— Il est sauf mais les médecins veulent le garder en observation jusqu’à lundi.
J’eus à peine le temps de demander à voir Mutien qu’il surgissait la tête ceinte d’un bandage clair.
— J’ai lâché Gaillard ! dit-il.
Je le sentis désemparé et son désarroi me submergea.
Sans prendre en considération notre sentiment d’abandon, Jeanne, bonne protectrice, incita mon frère à réintégrer de suite l’endroit où il avait été soigné.
— Tu as perdu conscience… Le docteur a bien insisté… On ne plaisante pas avec une commotion, argumentait-elle.
Devant la réticence de Mutien, elle tenta bien de le tirer par le bras pour le ramener au dispensaire mais il se dégagea violemment.
— Je t’interdis de me toucher ! cria-t-il. Echaudée, la jeune femme se replia et se mit en boule un peu plus loin. La lumière qui attisait ses traits s’était évanouie.
Nous cherchâmes Gaillard toute la journée du lendemain. En questionnant une bande d’enfants de notre âge, nous fûmes mis sur la piste d’un cheval de trait, alezan doré, qui avait été capturé après le bombardement et mis à l’abri dans un garage. Menés sur place, nous fûmes surpris de voir un attroupement.
Mutien se fraya un passage pour voir de quoi il retournait et je le suivis. Abattue puis débitée à la sauvage, une pauvre jument n’était plus qu’un éparpillement d’organes et de membres sanguinolents. Cette vision de cauchemar ne fut pas sans nous rappeler les mises en garde de Gunther sur le sort des chevaux égarés dans un pays criant famine.
Raisonné autant par Jeanne que par Walter, mon frère prit à contrecoeur la sage décision de rentrer chez nous. Je dois avouer que j’en fus soulagé. J’étais à bout de forces sans compter que le temps s’était refroidi et que, dans cette ville coupée de tout approvisionnement, nos estomacs criaient famine.
Dans la perspective de notre retour imminent, la débrouillardise de Mutien fit une nouvelle fois merveille. Des ruines d’un magasin de cycles, il sortit quatre vélos neufs équipés de freins torpédo et de changements de vitesse dernier modèle. Luxe suprême, le mien était à ma taille.
La nuit du dimanche couvrit notre fuite de Kaiserslautern. Walter qu’aiguillonnait la mauvaise conscience de monter une bicyclette volée pédalait en danseuse comme s’il rissolait dans le chaudron du diable.
Hors de la ville, un brave fermier en passe d’aller se coucher nous offrit l’hospitalité de son écurie. Nous dormîmes sur des claies au-dessus des chevaux.
Triste réveil par un jour gris d’automne et dans un lieu qui remuait dans la plaie le fer de notre désappointement.
Mutien qui se refusait à l’échec de son entreprise se mit en tête d’aller de ferme en ferme fort de la conviction que Gaillard était sorti de l’aire bombardée et avait été récupéré. Walter plia sous son autorité, Jeanne céda à son charme et moi, après bouderie, je n’eus d’autre choix que de suivre une fois de plus le mouvement.
Deux jours de démarches infructueuses eurent raison de cette dernière tentative.
Mon frère était anéanti. Je me souviens d’un moment où il disparut. Inquiets, nous sommes partis à sa recherche, l’avons appelé sans qu’il réponde. C’est moi qui le trouvai. Il était assis dans l’herbe, tête basse entre ses jambes repliées. Je me suis approché sans bruit, me suis installé à ses côtés et j’ai posé délicatement mon bras sur ses épaules. Je redoutais qu’il me repoussât. Au lieu de cela, tout son corps fut secoué d’un long sanglot silencieux. Comme il m’a plu de le consoler !
34
Mercredi, adieux furent faits à notre ami palefrenier qui reprit le chemin de Heidelberg tandis que nous nous enfoncions vers l’ouest en direction de Trier. Nous crevâmes à plusieurs reprises et Mutien se chargea des réparations sans piper mot. Son visage restait marqué par la déception et je le sentais à un doigt de basculer. Jeanne aussi n’en menait pas large, sa folle échappée derrière l’élu de son coeur ayant tourné court. Assise en position foetale à chaque arrêt, elle était au milieu de nulle part. Quant à moi, j’ose à peine l’écrire, mais, avec ou sans Gaillard, je revivais à l’idée d’enfin rentrer à la maison, de retrouver maman, l’école, mes frères et mes soeurs.
Avant de remettre le pied sur notre mère patrie, je me mis en tête de poser, moi aussi, un acte héroïque de manière à ne pas trop démériter de Mutien qui pouvait rentrer tête haute, sa guerre bien menée. Fidèle à la voie tracée par mon frère, je pensai d’abord perpétrer de nuit mon action punitive contre l’ennemi. Mon projet fit cent mètres apeurés puis me ramena au premier bruit suspect sous l’infâme couverture militaire qui avait remplacé la laineuse pelisse parentale. Mes prétentions revues à la baisse, je décidai d’oeuvrer de jour. Une halte obligée dans une petite ville du Palatinat pour une affaire de rustines et de colle me donna l’opportunité de mettre mes plans à exécution. La victime de mon choix : une énorme charcutière qui, affairée sur un moulin à viande, tournait le dos à son comptoir. L’objet du délit : un chapelet de saucisses enroulé autour d’un cône de métal et exposé dans l’étal marbré de la boutique. Le larcin fut commis en quelques secondes et j’eus bien de la chance de n’être poursuivi que par les vociférations de la dame et la menace de son tranchoir. J’étais secoué d’un rire nerveux quand je rejoignis mes comparses harnaché de mon butin comme d’une étole sacerdotale. Mutien salua ce haut fait d’armes. J’aurais détruit un char à l’explosif que je n’aurais pas été moins fier.
En fin de journée, nous allumâmes un grand feu et, si tout le monde se régala, je dus me forcer pour manger, mon jeune fond d’honnêteté faisant barrage. Aujourd’hui encore, je ne peux pas voir un chapelet de saucisses sans penser à ma grosse charcutière. Comme quoi, la mauvaise conscience est à la mémoire ce que la bulle est au plan d’eau. Elle remonte toujours à la surface.
Alors que nous étions passés sans encombre un mois plus tôt, il nous fallut toutes les ruses pour franchir la défense allemande. Des postes s’étaient multipliés sur la frontière pour empêcher l’invasion de nos troupes et il y avait des soldats partout. Rangés derrière Mutien qu’il ne fallait pas contrarier à cette époque, nous tentâmes une percée de nuit qui se solda par une rafale de mitrailleuse tirée dans notre direction. Jeanne et moi sortîmes traumatisés de cette mésaventure qui aurait pu nous coûter la vie tandis que mon frère se montra insensible à l’événement. Quelque chose avait changé en lui depuis la disparition de Gaillard, une forme de dureté qui le reliait davantage au monde des adultes qu’à celui des enfants. Je me rappelle m’être senti soudainement seul à rouler mes billes dans mes poches. J’avais perdu un compagnon de jeux.
Après plusieurs essais infructueux, nous avons fini par quitter l’Allemagne grâce à la complicité d’une unité de la Croix-Rouge qui revenait de Koblenz où elle était allée livrer du matériel médical à un hôpital en détresse. La belle hypocrisie ! Loin d’être gagnée d’avance, la partie coûta trois bonnes heures de tracasseries administratives à la responsable du convoi, une femme-médecin de la région de Liège qui, sous des dehors revêches, s’était fait un point d’honneur de nous tirer de ce mauvais pas.
Nous traversâmes la Moselle le 8 octobre en fin de matinée et je réfrénais mon envie de tambouriner ma joie par solidarité envers Mutien et aussi, par compassion pour Jeanne qui pleurait en sourdine derrière les pans de son fichu bleu pâle.
35
Pardon Mutien, pardon Lieselotte mais je suis revenu à la boîte aux oiseaux bleus, je l’ai ouverte et j’ai lu tout ce qui s’y dissimulait de billets doux, de lettres d’amour, de brouillons, de papiers griffonnés d’états d’âme. C’était plus fort que moi. J’ai tout lu derrière mes larmes, dans le désordre de l’émotion en un premier temps, avec méthode plus tard la même nuit. J’avais besoin de retrouver la chronologie de vos échanges. Oui ! je me suis approprié votre histoire.
J’ai aussi découvert ce drame qui a miné ta vie, mon pauvre Mutien. Tout cela par effraction. Bizarrement, je suis moins perclus de remords que pour ma grosse charcutière et ses saucisses. Avec une pincée d’indélicatesse, je dirais presque mon regret de ne pas avoir bravé plus tôt cet interdit. Mais qui parle encore d’interdit ? Lieselotte m’a demandé de détruire ses lettres, sans plus. Elle ne s’est pas inquiétée de savoir si j’en avais pris ou non connaissance.
Voilà que je joue sur les mots, que je me justifie : une manie congénitale ou plutôt une maladie incurable. Quel compte ai-je à rendre et à qui ? Aux hommes, à Dieu, à moi-même ? Issu du même terreau religieux, mon frère ne s’est pas embarrassé de toutes ces casseroles pieusardes dans lesquelles nous avons mijoté depuis notre plus tendre enfance. Les pèlerinages à Banneux, à Beauraing ou à Lourdes, très peu pour lui ! Quant aux dévotions initiées par ma mère, elles n’ont jamais fait que lui arracher des soupirs. Même chose pour les offices. Dans l’ébauche d’une lettre adressée à Lieselotte, Mutien dresse l’inventaire des nonnes, chanoines, jésuites, moines et curés que notre famille a produits sur trois générations. QUATORZE en me recensant et en incluant aussi notre mère qui ne vivait que pour la prière et la contemplation. « Une Sainte », disait-on dans son entourage, « une femme admirable », « une grande mystique ». Le sentiment de l’un n’est pas le sentiment de l’autre et Mutien passera au vitriol de sa plume ces quatorze serviteurs du divin. Chacun en prendra pour son grade, moi compris. Ma crédulité béate, mon arrogance de détenteur de vérités, mon incapacité à me pencher sur des problèmes autres que les miens feront l’objet de ses critiques. Venant de lui, ces coups m’ont fait mal et je me suis senti triste et incompris. Les questions de la foi, je me les suis posées en profondeur au travers des textes saints, des écrits philosophiques, de mes méditations sur la condition humaine. C’est me méjuger que d’affirmer que je campe sur des certitudes. Si tel était le cas, je me serais bien gardé de chambouler mon existence comme je l’ai fait, de m’être mis volontairement en quarantaine comme je l’ai décidé pour ne plus mentir à moi-même et inventer du sens, là où ma vie n’en avait plus.
Maintenant, là où je veux bien reconnaître mes torts, c’est sur ma capacité d’écoute ou de perception. Pour bien communiquer, il faut être du présent et, distraction ou naïveté, j’ai effectivement le grand défaut de passer à côté des messages qui me sont adressés et de n’y réagir qu’a posteriori. J’ai beau souffrir de ce décalage perpétuel, je n’arrive pas à réajuster du quart d’heure manquant l’horloge de ma vie. Je me souviens de Mutien agacé par les silences dont j’alourdissais nos échanges : « Tu n’es pas là, Belo ! » me disait-il. Ou : « À quoi penses-tu encore ? »
J’étais pourtant là, grand frère, maladroitement là à chercher ce quelque chose qui aurait pu nous rapprocher… combler ce manque de toi, cette distance entre nous. J’ai conservé un tel besoin de regagner cette île, notre île, de remettre mes aiguilles dans les tiennes, d’être du même cadran, dans le même ordre de rêves. Il y a si longtemps que tu m’es parti, mon Mutien. Je croyais sept, huit années et je découvre que notre séparation remonte à un demi-siècle. Je puis dire précisément le moment mais est-ce important de ressasser du mauvais souvenir, ressusciter ce vicieux de Ralf, reparler de la grenade que tu as fourrée dans son sac pour lui exploser les tripes et le sexe, la goupille que tu as gardée comme relique, comme blessure de guerre ? C’est elle que j’entendais quand je secouais la boîte aux oiseaux bleus, l’obsédante goupille.
Préservé des anges, je pioche ma mémoire pour cerner l’événement qui m’a fait passer de l’enfance à l’âge adulte et m’inquiète du lissé de mon existence. Ni pic ni crevasses, mais du vallonnement brabançon. J’en suis à me demander si j’ai jamais grandi et à me désespérer s’il en est ainsi. Je me sens si peu de ce monde dont les violences m’échappent, si démuni et, à ton image, cher marin, tellement solitaire dans l’océan déchaîné des hommes.
Je relis ton histoire. Elle est tout autre. Elle commence à treize ans. À bâbord, l’impardonné, à tribord l’impardonnable. Tu colmates les voies d’eau d’un voilier sans équipage, tu sillonnes les mers à l’affût d’un phare brisé, d’un port assiégé, d’une embarcation en détresse. Tu pourrais cabrioler avec le vent mais il y a la charge d’âmes en soute. Elle pèse sur l’eau, sur tes épaules, t’accable et tu as mal. Tu fus frappé en tes jeunes années et cela t’a ouvert des yeux trop grands sur les détresses du monde. Comme Gaillard et son grand charroi, tu vas obstinément ta route sans chercher où elle mène. Vous êtes géants tous les deux, de beaux et fragiles géants soumis aux fouets de la vie. Aujourd’hui m’indiffère que vous soyez vivants ou morts. Vous êtes en moi. Vous ne me quittez pas.
36
Quand nous passâmes du bon côté de la frontière, Mutien me fit la leçon comme quoi, sortis d’Allemagne, nous n’étions plus autorisés à nous en prendre au bien d’autrui. Son discours mettait bien évidemment de l’eau à mon moulin et je l’accueillis avec un salut militaire caricatural.
— À vos ordres, mon adjudant ! lui lançai-je.
Il se jeta sur moi et nous roulâmes dans l’herbe comme deux jeunes chiens. Je l’entendis rire et cela mit du baume sur mon coeur. Le spectre de Gaillard sortait du champ et avec lui la déception d’avoir failli à notre projet.
En chemin, nous croisâmes nos premiers Américains. Une unité motorisée. Nous leur adressâmes de grands signes auxquels ils répondirent. Ils ont même klaxonné et les sonnettes de nos vélos s’en sont donné à coeur joie pour leur faire la fête. Avec des combattants de cet acabit, les Allemands pouvaient bien se tenir !
Nous atteignîmes Luxembourg le 8 au soir. Des soldats américains promenaient leur dégaine nonchalante dans toute la ville. Montés sur les ressorts de semelles en crêpe, ils nous donnaient l’impression de danser leur marche. Interpellés par deux d’entre eux et invités à nous rendre dans un de leurs cantonnements, nous fûmes non seulement rassasiés et logés mais nous pûmes, grâce à eux, bénéficier d’un camion qui montait sur Anvers le lendemain. L’aubaine de ce transport et la désinvolture rieuse d’un chauffeur noir ne déridèrent ni Mutien, ni Jeanne. Pris en étau entre mes deux comparses, je vécus tout seul ce retour triomphal dans l’habitacle vrombissant de ce mastodonte de fer. Les gens agitaient des mains sur notre passage et j’étais au comble du bonheur.
À proximité de Bruxelles, nous descendîmes du véhicule et prîmes nos vélos sous le regard paniqué de notre amie au fichu bleu clair. Interceptant ce désarroi, mon frère posa également sur le sol la bicyclette de Jeanne qui vint aussitôt l’embrasser sur la joue en guise de remerciement. J’eus droit, moi aussi, à un baiser sur le front. Mon embarras n’échappa pas à notre chauffeur noir qui explosa de rire. J’ai rougi de plus belle.
Peu de temps après, nous roulions tous les trois en terre de Brabant. Il faisait soleil et je fonçais comme un diable pour forcer la cadence. En vain.
Jeanne est restée chez nous jusqu’à l’hiver 1949. Adoptée au premier regard par ma mère, elle lui rendit au centuple son accueil en se dévouant comme personne à son service. L’histoire de Jeanne est romantique à souhait et je ne résiste pas au plaisir de la conter parce qu’elle célèbre l’amour. Ainsi, quatre années après la fin de la guerre, un homme s’est présenté à la ferme, un étranger élégant au fort accent allemand.
Il se prénommait Hermann et demandait après notre protégée. Comment avait-il retrouvé sa trace ? Par l’entremise de Mutien et le concours de Lieselotte, tout simplement. Je l’ai appris par les lettres.
Je me souviens que je disputais une partie d’échecs avec Gilbert sur un coin de la grande table quand il a frappé à la fenêtre. Jeanne était en cuisine et nous avons rigolé de la voir empoigner jupes et tablier, monter quatre à quatre les étages de la maison par l’escalier de service pour se réfugier dans sa mansarde. Sales gamins que nous étions, nous l’avons suivie pour la taquiner derrière sa porte. En larmes, elle nous supplia de la laisser tranquille et nous sommes retournés à notre échiquier. Entre – temps, ma mère avait introduit notre visiteur dans la salle à manger. Embarrassé d’un volumineux bouquet dont il ne savait que faire, il nous a adressé une formule courtoise qui nous a entraînés dans la spirale d’un fou rire inextinguible. Puis Jeanne s’est présentée, toute belle, toute timide dans le halo acajou de ses cheveux et j’ai entendu ce simple mot ébloui, « Jeanne », tremblant sous sa charge d’amour et d’attente. « Jeanne. » Et je n’ai plus eu envie de rire tant ces deux syllabes criaient la vérité d’un coeur.
C’était toi, Mutien, le ferment de ce cadeau d’amour. Dieu, qu’il m’aurait plu d’être prodigue d’un tel présent. Rien que cela donnait du sens à notre voyage !
Nous avons pédalé une bonne heure encore et la butte du lion nous est apparue sous un duvet de hautes herbes séchées. Lorsque nous avons aperçu la ferme, Mutien a mis pied à terre. Il s’est accroupi et a plongé son visage dans ses mains.
— Allez-y ! commanda-t-il d’une voix fêlée.
Ne comprenant pas, nous nous sommes resserrés sur lui presque symétriquement Jeanne et moi.
— Laissez-moi, allez-y, insistait-il.
— Mais où tu vas aller ?
— Je ne sais pas… Au collège !
— Mais tu n’as pas tes affaires et ça va faire de la peine à maman. Déjà qu’on est parti depuis plus d’un mois…
Mutien se redressa et releva sa bicyclette. J’ai cherché à voir ses yeux mais il s’éloignait déjà, tête basse.
— Laisse-le, murmura Jeanne. Il est déçu. Il a besoin d’être seul.
Après une légère hésitation, j’ai marché puis j’ai couru vers la maison. J’avais un tel noeud dans le coeur. Je débouchai sur une cour déserte. Les hommes étaient en campagne. Avant que je ne pose la main sur la clenche, la porte s’est ouverte sur Elvire. Elle était dans tous ses états. Elle m’embrassa à me briser la nuque puis se retourna en criant :
— Madame, Madame, devinez qui nous revient ! Ma mère sortit de son bureau. Elle s’avança puis se laissa tomber sur les genoux pour se mettre à ma hauteur et me serrer longuement dans ses bras. Émus, nous n’avons rien dit mais ce silence reste pour moi notre plus beau partage issue de cette communion tendre, elle murmura d’une voix blanche :
— Et Mutien ?
— Il est là-haut, balbutiai-je. Il pleure. Il ne veut pas venir.
— Tu dois lui dire, Belo !
— Lui dire quoi ?
— Lui dire pour Gaillard. Il nous est revenu. René l’a trouvé voici deux jours dans la pâture du bas.
Je m’arrachai à son étreinte pour courir vers l’endroit où Mutien nous avait quittés.
— Gaillard est revenu ! Gaillard est revenu ! hurlais-je à travers la campagne
Et Mutien apparut. D’un revers de manche, il a essuyé ses yeux, chassé d’un coup de tête sa mèche vers l’arrière pour partir comme un lièvre fou à travers la campagne. Il se retourna pour voir si je le suivais.
— Dépêche-toi, Belo. Tu traînes !
J’étais à bout de souffle mais tellement heureux de cette main qu’il me tendait, de ce corps secoué de rires qui me hissait sur son dos et me portait jusqu’à la culbute. Nous avons boulé sous les clôtures, trébuché dans les betteraves, griffé nos jambes aux ronces du bosquet. Une fois dans la grande pâture, Mutien a sifflé dans ses doigts et Gaillard a répondu par un hennissement de tonnerre. Après une rotation sur lui-même, le brabançon s’est lancé au trot puis au grand galop dans notre direction. Le martèlement de ses sabots s’est amplifié jusqu’à couvrir les battements de nos coeurs, les éclats de notre joie. La terre s’est mise à trembler sous nos pieds puis, le calme revenu, nos trois respirations haletantes se sont mêlées et j’ai senti que mon père était de notre souffle.
La barrière de la prairie s’est ouverte sans bruit. Ses bras d’amour déployés comme des ailes, ma mère attendait que son justicier se retourne pour l’étreindre.
Dans sa robe de deuil, elle souriait.
Épilogue
Worms, le 20 octobre 1995.
Je ne me suis pas trompé. C’est bien la photo de Gunther qui est posée sur le piano droit de Lieselotte. Je joue une page de Schumann en lisant son visage comme une partition. Les traits du cher homme ne correspondent que très peu à mes souvenirs de petit garçon. Son regard, en revanche, est resté rigoureusement semblable à celui que j’ai connu, clair, souriant, infiniment affectueux. Lieselotte se glisse derrière moi. Gracieux et alertes, ses doigts doublent la mélodie dans les hautes notes du clavier puis sa main droite immobilise doucement la mienne. L’heure avance et nous sommes attendus chez sa soeur. Je me retourne et ce sont les mêmes yeux qui m’éclairent, m’émeuvent, m’échauffent le coeur.
Greta vit à Heidelberg. Elle nous reçoit cette soirée avec Martha Hirshfeld, la petite-fille de l’éleveur avec lequel Gunther récupéra Gaillard la nuit du bombardement de Kaiserslautern. Toute une épopée qui nécessite quelques mots d’explication.
Brisé par la mort de son fils, la fatigue du voyage et l’infamie de sa situation militaire, Gunther délégua à
Walter la mission de veiller sur nous, qu’avec ou sans Gaillard nous rentrions sains et saufs au pays. L’après-midi de notre départ, il revint sur sa décision sous l’impulsion de Lieselotte, prit sa petite-fille par la main et se rendit chez Anton Hirshfeld qui possédait une bétaillère. Les anges firent le reste : le fermier devait se rendre d’urgence à Saarbrucken pour prendre livraison de génisses et cherchait un convoyeur. L’affaire fut conclue et rendez-vous fut pris pour le lendemain. Je ne raconte pas l’accueil réservé à Gunther par sa femme :
— Tu as déjà envoyé Walter derrière ces garnements. Tu ne vas pas y aller à ton tour.
Lieselotte se souvient d’avoir mis ses pleurs dans la balance. Maintenant qu’il y a prescription, autant reconnaître les faits. Elle était déjà sous le charme de Mutien.
Pour en revenir à cette expédition avec Hirshfeld, elle fut soumise aux caprices d’un camion en piteux état. Ainsi, plutôt que d’arriver à destination le soir même comme prévu, l’équipage, suite à une panne, fut contraint de faire étape en périphérie de Kaiserslautern la fameuse nuit du bombardement. Aux premières explosions, Hirshfeld n’a pas demandé son reste. Il n’était pas le seul. Des engins motorisés et des animaux fuyaient cet enfer.
Et c’est là que Gaillard a été aperçu. Le cheval était à bout de souffle et les deux hommes n’eurent aucun mal à le faire entrer dans la bétaillère.
Pour ce qui touche à la suite du voyage, je sais de la bouche de Lieselotte qu’une fois à destination Gunther se fit passer auprès des Américains pour un prisonnier qui rentrait. À Luxembourg, il embarqua avec Gaillard
dans un wagon à bestiaux en partance pour Bruxelles. Persuadé que nous avions péri sous les bombes, il préféra remettre incognito le cheval en prairie et rentrer chez lui.
Il est rentré à Heidelberg à la mi-octobre, exténué et malade.
Il a fallu l’arrivée d’un télégramme envoyé par Mutien pour qu’il recommence à vivre et… Lieselotte à espérer.
On ne peut plus laconique, le texte en était : « BIEN RENTRÉ STOP MERCI »
La soirée s’annonce heureuse et Lieselotte me précède tandis que nous rejoignons ma voiture. J’aime sa silhouette gracile et souple, sa lumière. Je m’inscris derrière elle, derrière mon frère et son lourd vélo, derrière Gaillard de Graux et son charroi de détresses.
« Cinquante ans, ces jours-ci ! Le temps ne passe que pour ceux qui comptent », écrit le poète.
Je goûte un sourire, un baiser, une caresse sur mon visage, je suis ivre.
Ah Mutien… Où tu m’emmènes !